La grippe aviaire s’apparente aux Shadocks. On a beau abattre la volaille, encore, encore et encore, elle se rappelle régulièrement à notre bon souvenir. Dans cette triste affaire, les élevages concentrationnaires ne seraient-ils pas plus coupables que les oiseaux migrateurs ?
En 2021, rien qu’en France, près de 3,5 millions de volailles furent abattues en urgence. Durant les premiers mois de 2022, on récidive avec quelque 14 millions d’oiseaux. On parle de crise « d’ampleur inédite ». Cette zoonose n’est pourtant pas nouvelle.
Le virus H5N1, coupable de l’actuelle grippe aviaire, apparait à Hong-Kong en 1997 (en tuant 6 personnes) puis refait surface en Asie à la fin de l’année 2003. Dès lors, l’épizootie s’emballe. H5N1 est localisé en Corée du Sud puis en Indonésie, au Vietnam, au Cambodge, au Japon, en Chine centrale… En juillet 2005, il gagne la Russie avant de poursuivre son chemin vers la Roumanie, la Turquie et la Croatie.
En février 2006, c’est dans les Dombes (Ain) que le virus hautement pathogène s’installe. C’en est trop, il faut un coupable maintenant, sur-le-champ ! Ce ne peut être que l’oiseau migrateur, celui qui, par millions, survole la planète en portant en lui la redoutable maladie. Une note du ministre de l’Éducation nationale et du ministère de la Santé demande aux enseignants « d’éviter toute activité externe aux établissements scolaires de nature à mettre en contact direct avec les oiseaux ». Du jour au lendemain, les « sorties nature » qui permettaient aux enfants de se familiariser avec la biodiversité, sont suspendues. Comme si nos chères têtes blondes pouvaient attraper le H5N1 en regardant des oiseaux à la jumelle.
On en finit par oublier que l’épicentre du virus vient des élevages de volailles implantées en Chine et au Brésil. Il est plus facile de pointer les migrateurs que de mettre en cause le marché de l’aviculture. Pourtant, l’UNEP (United Nations Environnement Program – Convention sur les oiseaux migrateurs) met en garde dès octobre 2005 contre l’hypocrisie en soulignant l’urgence à revisiter et réguler les marchés d’animaux, le commerce des oiseaux sauvages de même que les conditions d’élevage et de commercialisation. Au passage, l’organisme propose une enquête plus approfondie sur les migrations avant de condamner systématiquement les oiseaux sauvages.
Il est incontestable que l’avifaune migratrice peut être porteuse du H5N1. Les canards, oies et cygnes sauvages, etc, constituent un réservoir naturel des virus de la grippe aviaire. Ils peuvent en mourir ou, tout au contraire, ne pas laisser apparaitre de signes cliniques. On parle alors de porteurs sains. Cela dit, l’oiseau migrateur est-il coupable… ou victime ? Pascal Orabi et Francois Moutou, auteurs de Grippe aviaire, ce qu’il faut savoir (éd. Delachaux et Niestlé) résument :
« L’état de connaissance nous permet de suggérer que le caractère hautement pathogène de l’influenza aviaire H5N1 a été acquis dans les élevages de volailles du sud-est asiatique et que ces élevages et leurs effluents ont propagé cette maladie chez les oiseaux d’eau les plus exposés ».
Dans cette triste affaire, le virus se passe parfois volontiers du migrateur. Cette évidence s’est imposée lorsque des élevages ont été brusquement infectés hors des périodes de migration. De manière plus évidente encore, des transports de poussins infectés ont contaminé les élevages pour lesquels ils étaient destinés. Michel Gauthier-Clerc, auteur d’Une mouette est morte à l’Assemblée Nationalechez Bucher Chastel, a conduit des travaux en écologie de la santé de la faune sauvage. Son enquête sur le H5N1, remarquablement documentée, invite à analyser le parcours des grandes voies d’échanges ferroviaires et routières de la Chine à la Russie : « De façon très troublante, l’expansion du virus H5N1 et sa chronologie suivent exactement cette trajectoire ». Et d’ajouter « les oiseaux migrateurs n’ont pas de frontières et pourtant le virus est resté confiné pendant des années en Chine et en Asie du Sud-Est ».
Plus près de nous, H5N1 s’invite à nouveau dans les élevages. Le 26 novembre 2021, ce sont des poules pondeuses qui en sont victimes sur la commune de Worhem (Nord). En décembre, c’est un élevage de canards « prêts à gaver » à Manciet (Gers) qui est touché. En janvier 2022, 308 foyers « d’influenza aviaire hautement pathogène » sont constatés en élevages ainsi que 27 cas sur la faune sauvage. Parmi les départements les plus touchés, les Landes et le Gers, deux territoires producteurs de foie gras. 11 millions de palmipèdes en élevages et 8 millions en gavage (lorsque l’activité n’est pas suspendue en raison de l’abattage des animaux) placent les Landes en tête des départements producteurs. Selon la Chambre d’Agriculture, 1200 agriculteurs-éleveurs gavent des canards et des oies. Dans le Gers, la production est en baisse avec environ 900 éleveurs et 30 000 oies à gaver chaque année.
Chacun admet qu’il est urgent de réduire le risque de contamination. Pourtant, curieusement, on évite le plus souvent de toucher aux malheureux canards qui, encagés dans de petites boîtes ou attachés par les pattes, servent d’appelants pour la chasse au gibier d’eau. Difficile de savoir combien ils sont. On évoque un chiffre variant de 500 000 à 1 million. En revanche, le ministère de l’Agriculture a instauré l’obligation de confinement pour toutes les volailles françaises. La Confédération Paysanne et le Modef (Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux) n’ont pas caché leur colère en dénonçant « l’échec cuisant de la politique sanitaire ministérielle », et en ajoutant une proposition qui pourrait totalement changer les vieilles habitudes : « Il est indispensable de baisser la densité extrême de certains territoires en volailles mais aussi de plafonner le nombre d’animaux par élevage (…) qui disséminent le virus par le transport d’animaux vivants, de produits ou de flux soutenus d’intervention ». En clair, il faut en finir avec l’élevage industriel et les mauvaises pratiques de biosécurité. Alors que je m’entretenais de la question au siège de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), on m’a répondu de manière à peine voilée : « Tant qu’il y aura une telle concentration d’élevages et d’animaux, il n’y aura pas besoin des oiseaux sauvages pour transmettre le H5N1, le vent suffit à faire voyager le virus sur d’aussi courtes distances ».
Allain Bougrain Dubourg, Charlie Hebdo, 29 mars 2022