Le plus grand vautour d’Europe, surnommé le « casseur d’os », avait été éradiqué en France au début du XXe siècle. De terribles légendes lui étaient associées.
Distinguer le cercle rouge de l’œil perçant du gypaète barbu en plein vol : le rêve de tout ornithologue est désormais à portée de regard. Alors qu’il avait totalement disparu du paysage, ce rapace majestueux s’installe de nouveau dans les Alpes françaises.
Lancée il y a trente ans par un petit groupe de passionnés, la mobilisation sans précédent pour sa réintroduction se poursuit aujourd’hui dans un programme européen de défense de l’environnement. On dénombre actuellement trois cents gypaètes dans tout l’arc alpin, dont quarante-deux couples reproducteurs et treize poussins envolés en 2017.
Ce qui fait dire aux spécialistes que l’espèce est sauvée… « A condition de continuer à travailler dans la concertation internationale », s’empresse de souligner José Tavares, directeur de la Vulture Conservation Foundation. Présent à la rencontre internationale sur le gypaète, organisée mi-novembre à Passy, en Haute-Savoie, ce spécialiste mondial des vautours, qui a notamment participé au retour du condor aux Etats-Unis, estime que la sauvegarde du gypaète dans les Alpes constitue un exemple unique.
« Nous avons réussi à reconstituer une vraie métapopulation européenne, qui se distribue de l’Autriche au Mercantour, expose-t-il. C’est une histoire très belle mais rare. Les vautours sont soumis à une pression extrême, ce sont les animaux parmi les plus menacés sur Terre, ils sont les premiers à subir les effets environnementaux de l’activité humaine. »
« Symbole de maléfice »
Le plus grand vautour d’Europe, dont l’envergure peut atteindre trois mètres, fascine. Sa façon de lâcher du ciel les os d’animaux morts, pour les ouvrir tels des noix, lui a valu le surnom de « casseur d’os ». Mais de terribles légendes lui sont aussi attribuées, comme celles de pousser les vaches dans les précipices ou d’enlever les enfants.
Une loi de 1902 pour défendre les « animaux utiles » avait dressé la liste des présumés « nuisibles », dont ce rapace barbu, et accordait des primes à ceux qui rapportaient sa dépouille ou ses œufs. Résultat : en 1920, l’oiseau était éradiqué des Alpes françaises.
« On le trouve dans de vieux textes : chez Pline l’Ancien, il est symbole de maléfice ; au XIXe siècle, les chasseurs allemands l’appellent à tort le “vautour des agneaux” ; des vétérinaires français ont cru qu’il mangeait les vaches du fait d’os trouvés à l’autopsie dans son estomac, une erreur scientifique colossale », relate Jean-François Terrasse, 83 ans. Pharmacien à Paris, cet ancien directeur scientifique du WWF a fait partie des pionniers bien décidés à sauver le gypaète.
A partir des années 1970, Gilbert Amigues, fonctionnaire de la direction départementale de l’agriculture de la Haute-Savoie, se met en tête de le réintroduire en France. Il part chercher des oiseaux en Afghanistan et en Russie. On raconte qu’ils ont été rapportés par valise diplomatique, grâce à l’entremise d’un diplomate savoyard. Onze gypaètes sont alors élevés en volière. Sur les quatre relâchés, un oiseau est tiré au fusil. Mais les trois autres sont aperçus entre la Savoie et le val d’Aoste en Italie.
En France, un premier lâcher en 1987
« A partir de là, on s’est dit qu’il pouvait revenir, qu’il pourrait se débrouiller pour trouver sa place, qu’on n’allait pas l’aider artificiellement »,
se souvient Roger Estève, nommé à la tête d’une agence spécialement créée pour conduire le projet. « Nous avons cessé de chercher les derniers spécimens de la nature et avons ratissé tous les zoos du monde, jusqu’à Tel-Aviv, raconte-t-il. Le but était d’élever les gypaètes en captivité pour constituer une population reproductrice de base. »
A l’autre bout des Alpes, à la même période, Hanz Frey, vétérinaire autrichien, trouve le moyen de constituer des couples reproducteurs grâce à de fines observations scientifiques. Le vieil homme se souvient : « Nous sommes allés sauver l’espèce dans les zoos ; les oiseaux, venus d’Asie, représentaient le dernier groupe vivant. Le zoo d’Innsbruck a joué un rôle déterminant. »
Le premier centre d’élevage est construit en alpage, chez un berger de la commune du Reposoir, dans les Aravis. Vingt-sept oiseaux sont regroupés. Un nid est même construit dans une grotte pour faire grandir les premiers poussins, équipé d’une goulotte pour leur jeter la nourriture sans contact direct. Des bénévoles se relaient jour et nuit pendant des mois.
Le premier lâcher de gypaètes a lieu en 1987. La première nidification spontanée se produit dix ans plus tard, avec la naissance du bien nommé Phœnix. « La maturité sexuelle de l’espèce n’arrive que vers 6 ans, l’oiseau vit longtemps sans trop se soucier de faire des petits », explique M. Terrasse.
« Un puissant effet fédérateur »
« Au début, il fallait les cacher, puis, progressivement, le gypaète a retrouvé sa notoriété »,
témoigne Jean-Pierre Blanchet, ancien maire de la commune. A présent, le rapace au plumage contrasté plane des heures durant dans le ciel des Alpes, passant d’une vallée à l’autre sans un battement d’ailes.
« A la différence de l’aigle, qui tient ses distances, [le gypaète] est curieux, il peut s’approcher de l’homme, décrit Jean-Luc Danis, photographe qui a suivi l’oiseau durant quinze ans. On le croit pataud ; pourtant, dans les combats aériens, il est très fort. »
Des actions similaires se multiplient en Autriche, en Suisse, en Italie, en Espagne. « Le gypaète a un puissant effet fédérateur. Parce qu’il est difficile à protéger, parce qu’il vit dans des conditions extrêmes et qu’il suscite l’admiration des montagnards », estime Martine Razin, coordonnatrice du suivi du gypaète dans les Pyrénées, où la population est passée de sept à quarante-quatre couples en quarante ans. « Le gypaète symbolise une belle expression de l’Europe. Nous n’avons pas regardé les frontières, nous voulions juste tout faire pour sauver l’oiseau », assure Jules Heuret, bénévole de la première heure, qui travaille aujourd’hui au sein d’Asters, un conservatoire des espaces naturels de Haute-Savoie.
L’association met désormais en œuvre le projet « Life Gyphelp », financé par le programme « Life » de l’Union européenne. Ce plan d’action – au budget de 1,8 million d’euros sur la période 2014-2018, complété par des subventions de collectivités locales – permet la construction d’un nouveau centre d’élevage à Domancy, dans la vallée de l’Arve.
Actuellement réintroduit dans le Massif central
Des conventions sont élaborées avec les guides de haute montagne pour libérer certaines falaises propices à son développement. « Au début, ça nous a chagrinés : l’escalade, c’est notre passion et notre gagne-pain. On n’a pas eu vraiment le choix, mais ça nous aurait embêtés de ne pas le faire, on a été contents de jouer le jeu », confie Jean-François Exertier, responsable de la compagnie des guides du Grand-Bornand.
Une autre convention est passée avec la fédération des chasseurs de Haute-Savoie permettant d’expérimenter des munitions sans plomb, car le gypaète est menacé de saturnisme à cause des gibiers touchés par les projectiles classiques. D’autres partenariats sont menés avec les stations de ski, avec Enedis (ex-EDF) ou Réseau de transport d’électricité, pour équiper câbles et lignes électriques de sphères colorées afin d’éviter les percussions fatales aux grands oiseaux.
Le gypaète est actuellement réintroduit dans le Massif central. Ce pont entre Alpes et Pyrénées, gage de brassage génétique, est déterminant pour assurer sa survie. « A travers le gypaète, beaucoup de partenaires sont mobilisés, mais on manque de visibilité, on pourrait mieux coordonner les multiples actions de biodiversité dans les Alpes », analyse Eric Fournier, maire de Chamonix, vice-président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, délégué à l’environnement.
Plus d’efficacité, d’accord, à condition de ne pas perdre l’essentiel, préviennent les défenseurs de l’oiseau. « Le gypaète est une espèce “parapluie”, continuer à le préserver, c’est améliorer le sort de bien d’autres espèces, et pas seulement des oiseaux », rappelle José Tavares.
LE MONDE | | Richard Schittly (Lyon, correspondant)
Photo : Gypaète barbu (Gypaetus barbatus) immature dans les Alpes. NOEL REYNOLDS / CC BY 2.0