La détérioration des milieux naturels provoque parfois un exode urbain. Pour la philosophe Joëlle Zask, il faut traiter la question en commençant par la ville, historiquement pensée contre la nature.
La détérioration des milieux naturels provoque parfois un exode urbain. Pour la philosophe Joëlle Zask, il faut traiter la question en commençant par la ville, historiquement pensée contre la nature.
Votre hypothèse de départ est qu’il y a, et qu’il y aura à l’avenir, de plus en plus d’animaux sauvages dans les villes. N’est-ce pas contre-intuitif ?
Ça l’est parce que nous avons des œillères : il y a une telle opposition entre la ville et la nature que l’on ne voit pas ce qu’il y a de sauvage. C’est un problème d’invisibilité du monde animal. Il y a aussi un phénomène, qui va certainement s’amplifier, qui est que les animaux ne trouvent plus ce qui est nécessaire à l’accomplissement de leur cycle de vie. Comme, en parallèle, les villes se « verdissent » et se dotent d’infrastructures favorables au vivant, ils se dirigent vers elles. La détérioration des milieux naturels provoque comme un exode urbain chez certains animaux.
Comment en avez-vous pris conscience ?
Un essaim d’abeilles est arrivé dans mon jardin, en plein centre de Marseille, et j’ai été frappée d’apprendre qu’il y a beaucoup plus d’abeilles en ville qu’à la campagne. Cet étonnement a été le point de départ de cette exploration. S’il y a des abeilles, pourquoi n’y aurait-il pas des chacals, des renards, des sangliers, des éléphants ? Et de fait, c’est ce qui se passe, et que le confinement a révélé.
Ne faut-il pas en premier lieu protéger la nature pour que les animaux sauvages n’aient pas à venir en ville ?
Avoir conscience que les activités humaines sont responsables de la destruction de la nature pousse vers l’envie de restaurer l’existant. Mais ce qui m’intéresse, c’est la nouvelle donne. Certes, l’idéal serait que les animaux puissent rester au fond des bois, mais ce n’est pas le cas. Il y a alors deux problématiques : comment repenser la ville pour permettre une coexistence pacifique avec les animaux qui sont là et qui risquent tout de même de nous contaminer – ce qui est à prendre en considération ? Et n’est-ce pas précisément par les villes qu’il faut commencer à traiter la question écologique ?
Comment ces animaux réinventent-ils la ville ?
Leur géographie ne coïncide pas avec la nôtre. L’architecture, l’urbanisme et nos systèmes de circulation ne les concernent absolument pas. Ils habitent sur les toits, les corniches, dans les greniers, sous les buissons. En Amérique du Nord, il y a beaucoup de coyotes dans les parkings. En revanche, l’association qui est souvent faite entre la vie sauvage et ces lieux qu’on appelle les délaissés urbains (terrains vagues, friches) est fausse. Si les plantes profitent des espaces sans asphalte, ce n’est pas toujours le cas des animaux. Leurs trajectoires ne correspondent pas aux conditions qu’on leur prépare.
Comment alors aménager la ville s’ils sont imprévisibles ?
Commençons par observer ces animaux pour les accompagner au mieux. Puis, il faut faire appel à la géographie, à la biologie, à l’éthologie… Avec les abeilles, par exemple, on s’est complètement fourvoyé. On a favorisé le développement d’abeilles domestiques au détriment des abeilles sauvages, qui sont plus importantes pour la pollinisation.
Les bonnes intentions ne suffisent pas ?
Le protectionnisme, l’idée que chaque animal a droit à la vie, est très problématique. L’empathie ne doit pas jouer un rôle dans la définition d’une ville propice à la coexistence avec les animaux sauvages. En Californie, des bébés lions de mer sont abandonnés sur les plages parce que leurs parents doivent pêcher de plus en plus loin. Les gens se sont mis à les nourrir au biberon avant de les relâcher. Résultat, ces lions de mer sont tellement nombreux qu’ils ont chassé tous les autres mammifères marins. Et ils sont si bruyants et nauséabonds qu’on leur réserve maintenant des plages ! Il y a deux clans : les éradicateurs qui veulent les exterminer, et les protecteurs. Et chaque clan risque de produire des déséquilibres en cascade.Il n’aurait donc pas fallu les nourrir ?
Ce qui régule les populations animales, c’est la quantité de nourriture disponible. En Israël par exemple, beaucoup de gens donnent à manger aux chats sauvages et aux chiens errants. Les chacals mangent ces croquettes et leur population ne cesse d’augmenter. Tant qu’il y aura des décharges et que les gens nourriront des animaux, il y aura des surpopulations d’espèces impossibles à gérer. Cacher la nourriture est la recommandation numéro un en Amérique du Nord ! On peut imaginer des poubelles inviolables par les ours, de mettre fin aux mangeoires pour les oiseaux ou les écureuils…
Y a-t-il d’autres aménagements simples qui favoriseraient cette coexistence ?
On peut opacifier les vitres des immeubles pour éviter que les oiseaux s’écrasent à cause des reflets. A New York ou Washington, c’est maintenant obligatoire. De plus en plus de gens militent pour la réduction, voire la suppression de l’éclairage nocturne [qui perturbe le rythme et le comportement d’insectes et d’oiseaux]. On peut aussi végétaliser des toits pour accueillir les insectes dont se nourrissent les oiseaux ; installer des corniches pour les éperviers et les faucons ; adopter des revêtements rugueux qui permettent aux lézards de s’accrocher…
Vous faites souvent référence à Tel-Aviv. En quoi cette ville est-elle particulière ?
Tel-Aviv n’a pas vraiment une architecture conçue pour la vie animale mais les plans géniaux de l’architecte écossais Patrick Geddes ont permis de conserver des liens très étroits avec la nature. Cet homme-science n’avait pas une vision rationaliste et productiviste de la ville. Il l’imaginait comme une région, un écosystème. A Tel-Aviv, les immeubles sont disjoints pour laisser la place à toutes sortes d’activités : ce sont des terrains de jeux pour les enfants qui permettent aussi aux animaux et aux plantes de ne pas être arrêtés par des frontières rigides.
Est-ce que d’autres municipalités réfléchissent au sujet ?
Il y a un très gros retard de la pensée urbanistique et architecturale sur la question des animaux. Les propositions sont très anecdotiques. Repenser la ville à la lumière de la présence problématique des animaux sauvages permettrait pourtant de développer un sens écologique chez tout un chacun. Ne serait-ce qu’en redécouvrant – on l’a dit pendant le confinement – à quel point la connexion avec la nature est essentielle pour le bien-être et même pour la santé mentale.
L’humanité et l’animalité ont-elles déjà cohabité dans l’histoire ?
L’exclusion de tout ce qui concerne la vie animale en dehors des remparts est quelque chose qui remonte au moins au Moyen Age. On y réprimait déjà la divagation des animaux. L’imaginaire de la ville s’est développé contre l’animalité. L’animalité, c’est la bestialité, le contraire de la civilisation. Mais il y a quand même des endroits où les animaux sont restés beaucoup plus nombreux qu’en Europe du Nord. En Inde, par exemple, certains sont sacrés.
On a du mal à coexister avec les loups et les ours dans les montagnes… Est-ce que coexister avec des animaux sauvages en ville n’est pas utopique ?
Cela sera compliqué mais aujourd’hui, dans le Vercors ou dans les Alpes-de-Haute-Provence, des protecteurs des loups aident les éleveurs à installer des clôtures électriques mobiles, ce qui permet aux bergers de garder leurs moutons et aux loups de faire sans eux. Cette collaboration me semble paradigmatique de ce qu’il faut faire. Il peut y avoir des conflits avec les animaux mais il y a surtout des conflits, très violents d’ailleurs, entre des groupes humains qui ont des visions de l’animal complètement différentes.
« Zoocities », de Joëlle Zask (Premier Parallèle, 2020).