Chassées par les gigantesques incendies qui ravagent la Californie, les populations ursines s’aventurent jusque dans les villes pour trouver de la nourriture, au risque de se faire faucher par les voitures.
C’est un peu la faute des automobilistes, mais c’est surtout la faute des feux de forêt, eux-mêmes causés par le changement climatique. Dans tous les cas, c’est donc la faute des hommes. C’est toujours la faute des hommes. Un siècle après l’extinction du grizzly californien, persécuté par les chasseurs, c’est aujourd’hui l’ours noir qui se trouve en position difficile. La sécheresse et les méga-incendies qui ont ravagé la Californie poussent les ours et les oursons à changer de territoire et à traverser les grandes routes… où ils se font faucher par les véhicules.
«C’est la pire situation pour cette espèce sauvage : les ours fuient les feux pour leur survie, puis se font tuer par les voitures», résume Fraser Shilling, directeur du Centre d’écologie des routes à l’université de Californie à Davis, dans le Los Angeles Times. «C’est une tragédie biologique, aggravée par le fait que les humains sont responsables des changements climatiques qui causent ces incendies de plus en plus étendus et mortels.»
«Pic d’accidents»
Les chiffres de l’accidentologie ursine ne sont pas complets, car il n’y a pas d’effort coordonné pour recenser les animaux tués à l’échelle de toute la Californie. Mais quelques chercheurs tiennent les registres sur un tronçon de la grande route 395, dans le massif de la Sierra Nevada. En 2019, quatre ours sont morts sur cet échantillon de 174 kilomètres. En 2020, on n’a compté aucune victime. Mais en 2021, on a ramassé treize cadavres, dont dix rien qu’en septembre et octobre. «Depuis 2002, quand on a commencé à tenir le compte des collisions avec des ours, on n’avait jamais eu de pic d’accidents comme en 2021», souligne Katie Rodriguez, biologiste pour le département des Transports de Californie.
Ce pic de mortalité en septembre-octobre correspond à l’époque où les ours noirs cherchent à constituer leurs réserves de nourriture en prévision de l’hibernation. Il n’est pas inhabituel de constater que les animaux prennent plus de risque à ce moment, rappelle Katie Rodriguez : «Ils ont besoin de consommer plus de 2 000 calories par jour avant l’hibernation», leurs habitats humides peuvent être asséchés par les températures estivales et les feux de forêt brûlent la nourriture saisonnière (les ours noirs, omnivores, consomment en grande majorité des végétaux). Mais la catastrophe de l’été 2021 a largement aggravé la pression : «Les ours noirs ont sans doute parcouru de plus grandes distances pour trouver des ressources, et donc rencontré plus de routes.» Les biologistes soupçonnent qu’ils ont fui en particulier les fumées suffocantes des incendies nommés Caldor, Tamarack et surtout l’abominable Dixie, qui reste aujourd’hui le deuxième plus grand incendie de toute l’histoire de la Californie.
Laissant derrière eux des milliers de kilomètres carrés desséchés et carbonisés, les plantigrades ont été forcés de se déporter vers les installations humaines. Un gardien de la station de ski Mammoth Lakes, à 2 400 mètres d’altitude, raconte au Los Angeles Times avoir vu des ours bruns s’approcher de la ville à la fin de l’été, attirés par les poubelles des restaurants et les mares à poissons. Les rencontres avec les humains se multiplient et remplissent les colonnes de la presse locale. Ici, on a vu un ours dans l’arbre d’un jardin particulier. Là, il s’est carrément invité dans une maison et ce sont les chiens qui l’en ont chassé.
La sécheresse «n’améliore certainement pas la situation, confirme la biologiste Rebecca Barboza à la chaîne américaine ABC. Elle pousse les ours à venir chercher de l’eau et des aliments» dans les villes où «les ressources sont illimitées». Les ours noirs «sont très adaptables, et votre gazon est juste une assiette de salade pour eux».Le biologiste Brad Weinmeister rappelle quant à lui que l’ours préfèrera toujours chercher sa nourriture dans la nature, loin des humains : «Ils sont comme des adolescents en pleine croissance : tant qu’ils ont de la nourriture sous la main, ils vont la manger.» Et, s’ils se retrouvent déplacés dans un territoire inconnu, ils vont chercher la nourriture la plus facile – les sacs à dos des randonneurs et les poubelles des habitations. Heureusement, les ours noirs ont un tempérament timide et évitent à tout prix la confrontation avec un humain.
Coussinets brûlés
Sur la portion surveillée de la route 395, deux victimes de l’automne 2021 étaient des femelles accompagnées de leurs oursons. Plusieurs petits orphelins – un autre a disparu dans la nature – ont pu être transportés dans un centre de soins pour la faune à Sacramento et seront relâchés dans la forêt au printemps si tout va bien. Les protecteurs de la vie sauvage ont été occupés tout l’été à sauver des ours blessés, perdus, brûlés, affamés. C’est même devenu la mission d’une nouvelle organisation née en octobre 2020, le Wildlife Disaster Network, entièrement dédiée au sauvetage des animaux sauvages souffrant de catastrophes naturelles. L’équipe de vétérinaires bénévoles reçoit des appels des pompiers dépêchés sur les feux, qui leur signalent les animaux en détresse qu’ils croisent en forêt. Il s’agit ensuite de les retrouver… «Certains jours, on marche dix à quinze heures en forêt avec des cendres jusqu’à la taille. Et des fois on passe une journée entière à chercher un animal sans le trouver», témoigne le vétérinaire Eric Johnson au Guardian. «C’est un soulagement immense quand on arrive à retrouver les animaux signalés. On tient vraiment à ces animaux, et les pompiers aussi. Ils font partie de la société.»
Quand elles sont retrouvées, les bêtes sont attrapées, transportées dans les centres de secours et soignées. Les vétérinaires ont dû traiter l’été dernier des dizaines de grands brûlés : oursons et lynx arrivent souvent avec les coussinets brûlés au troisième degré. Ils reçoivent des perfusions et des antibiotiques, des crèmes anti brûlures spécifiques, parfois des bandages de peau de poisson pour favoriser la cicatrisation. Une partie des animaux se remet suffisamment bien des blessures pour être relâchée dans la nature. D’autres doivent être euthanasiés.
Face à la situation déjà éprouvante pour les ours noirs, la Humane Society of the United States (HSUS), une influente organisation de défense des animaux, a tenté une nouvelle fois de jouer un gros coup en demandant l’interdiction pure et simple de la chasse aux ours noirs en Californie. Dans une pétition adressée à la commission californienne de chasse et pêche, la HSUS argue que l’espèce est trop éprouvée par le changement climatique et les incendies pour supporter, en plus, la chasse sportive. Mais le projet de loi a été retoqué au Sénat, les populations d’ours noirs se portant globalement très bien en Californie malgré les récentes catastrophes. Le nombre d’individus recensés dans l’Etat a triplé en quarante ans, atteignant aujourd’hui 30 000 à 40 000 ours. Un peu plus de 1 000 spécimens y sont chassés chaque année.
La Californie a toujours développé un rapport très particulier à ces animaux – depuis la place occupée par l’ours dans les mythologies amérindiennes jusqu’aux équipes de sport qui s’appellent facilement «California Bears». Aujourd’hui, seul l’ours noir vit en Californie. Le dernier spécimen de grizzly a été vu en 1924, mais certains activistes militent pour sa réintroduction. Après tout, le mythique prédateur trône toujours fièrement sur le drapeau de Californie.
Camille Gévaudan / Libération, 3 février