Des experts des Nations unies dénoncent des atteintes aux droits de l’homme commises par le gouvernement indonésien dans le cadre d’un projet touristique impliquant ou ayant impliqué plusieurs entreprises françaises.
C’est un projet immobilier aux apparences gargantuesques. Dans le sud de l’île de Lombok en Indonésie, le gouvernement travaille de concert depuis 2016 avec la Compagnie indonésienne de tourisme et de développement (ITDC) pour faire de la région de Mandalika l’un des «dix nouveaux Bali». Courant 2021, aux «16 km de plages de sable blanc»devrait s’ajouter un énorme complexe touristique comprenant un circuit de moto GP, des parcs de loisirs, plus de 16 000 chambres d’hôtels ainsi que d’autres installations de divertissement. L’ITDC ne tarit pas d’élogesau sujet d’un projet dont le coût total dépasse les 3 milliards de dollars(2,5 milliards d’euros) et devrait «non seulement maintenir et protéger la beauté naturelle du paysage de Mandalika mais également améliorer la vie et la culture de la population locale».
Mais des experts de l’ONU ne sont pas de cet avis. «Nous avons reçu de la part des communautés locales et des organisations qui travaillent avec elles des informations convergentes qui montrent que, dans bien des cas, les terres qui sont en train d’être développées pour construire des infrastructures touristiques et le circuit de course de Mandalika ont été expropriées sans compensation adéquate pour les populations qui en dépendaient, explique à Libération Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Ces populations, en majorité issues de l’ethnie des Sasaks ont été déplacées et sont maintenant relocalisées dans le village de Rangkep où elles n’ont vraiment pas de moyens de subsistance.» Et d’ajouter : «Les violences policières accompagnant les expulsions de leurs terres sont une manifestation supplémentaire de la discrimination dont ce peuple autochtone fait l’objet. Nous sommes face à ce qui est malheureusement devenu très classique et banal : un accaparement de terres avec la complicité des autorités indonésiennes.»
En octobre 2020, la commission indonésienne des Nations unies (Komnas HAM) a demandé à l’ITDC d’interrompre temporairement la construction du circuit Moto GP de Mandalika en raison d’un «différend foncier avec les résidents locaux», rapporte le quotidien national Kompass. Plusieurs familles ont témoigné d’expulsions forcées et d’intimidation de la part de la police indonésienne expliquant que l’ITDC ne leur a fourni aucune compensation financière. Dans un rapport publié l’an passé, l’ONG environnementale indonésienne Walhi, dénonçait également «l’expulsion forcée» de «400 personnes et 300 petits commerçants» perpétrée en 2016 par l’ITDC sur les terres du village de Ketapang où se trouve aujourd’hui «la première installation ayant été construite par l’ITDC en 2016 et qui constituait le plan directeur pour le développement de la zone économique spéciale (ZES) de Mandalika». D’après l’ONG, des expulsions similaires ont eu lieu en 2018 et 2019 dans les villages d’Ebunut et de Kuta….
Hôtel cinq étoiles
Or, les experts de l’ONU pointent que plusieurs entreprises françaises seraient impliquées dans le projet Mandalika. Les groupes Vinci Construction Grands Projets (VCGP), Club Med et Accor sont cités. On apprend par exemple dans le rapport annuel 2018 de l’ITDC que la compagnie a signé avec Vinci un accord-cadre sur l’utilisation et l’aménagement de 131 hectares de terres sur la ZES touristique de Mandalika dont la «valeur d’investissement» est estimée à «un milliard de dollars sur quinze ans» par l’ITDC. Dans le rapport annuel 2020 de l’ITDC, deux transactions au nom de VCGP sont consignées pour un montant équivalent à près d’un million d’euros.
De son côté Club Med a bien signé un contrat en 2016 avec l’ITDC pour la construction d’un nouvel hôtel à Mandalika. Le statut de ce complexe touristique qui devait devenir opérationnel en 2019 est aujourd’hui «imprécis» d’après l’ONU. Quant au groupe Accor, «l’un des partenaires commerciaux importants de l’ITDC pour la promotion du tourisme à Mandalika» selon l’ONU, il aurait signé en 2015 un contrat pour environ 44 millions d’euros afin de créer et d’exploiter un hôtel Pullman cinq étoiles dont les travaux devraient être achevés cette année. D’après l’ONU, cet hôtel a fait l’objet d’une «plainte de la part d’un propriétaire foncier, qui affirme que l’ITDC a saisi ses terres sans compensation».
Le 26 mars, des experts des Nations unies ont ainsi envoyé un courrier faisant part de «leurs préoccupations» dans des lettres conjointes adressées au gouvernement indonésien, à l’ITDC et à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, qui a accordé un prêt de 248,4 millions de dollars à l’ITDC. De même aux entreprises privées concernées : Vinci Construction Grands Projets, Club Med, Accor, Dorna Sports et EBD Paragon ainsi qu’aux Etats d’origine (France, Espagne et Etats-Unis).
Pour Olivier De Schutter, ces entreprises auraient dû «s’informer de manière beaucoup plus rigoureuse sur la manière dont ces terres ont été rendues disponibles. Elles doivent pratiquer à cet égard leur devoir de vigilance raisonnable, comme le décrit la loi française du 27 mars 2017 afin d’éviter d’être complices d’atteintes aux droits humains, ajoute le rapporteur. Ce que manifestement, Accor, Vinci et le Club Med n’ont pas suffisamment fait».
Les entreprises françaises nient toute implication
Contacté par Libération, le groupe Vinci a reconnu avoir signé en 2018 «un accord-cadre avec la société publique ITDC portant sur l’étude du développement d’un dixième de la surface du projet touristique baptisée Mandalika sur l’île de Lombok en Indonésie». Précisant toutefois que cet accord «ne comprend aucun engagement, ni de financement ni de construction de [leur] part» et qu’une «due diligence, c’est-à-dire l’ensemble des vérifications usuelles, a été réalisée dans le cadre de la signature de cet accord». Et d’ajouter : «Depuis, nous n’avons signé aucun contrat de construction, nous n’avons personne sur place et nous n’y menons aucune activité. La pandémie nous a par ailleurs empêchés de nous rendre en Indonésie depuis le début de l’année 2020. Si nous avions dû envisager la signature d’un contrat de construction, nous aurions, selon nos procédures, mené en amont de nouvelles dues diligences plus précises auprès d’ITDC en nous assurant que les droits humains et les libertés fondamentales sont respectés.»
«D’après nos informations, Vinci est bien partenaire de ce grand projet, rétorque Olivier De Schutter. Certes, le Covid-19 semble avoir ralenti les travaux mais la question que je me pose est : est-ce que Vinci s’engage à renoncer à ce projet étant donné les controverses qui l’entourent ?»
De son côté, Club Med rapporte que son projet sur l’île de Lombok, dans lequel il n’est «ni investisseur, ni aménageur, ni constructeur», «a été abandonné et arrêté en 2019 et les travaux n’ont jamais commencé». «Il n’y a pas et il n’y aura pas de Club Med à Lombok», assurent-ils à Libération,expliquant n’être «absolument pas» au courant que de possibles violations des droits de l’homme et abus étaient commis dans le cadre du projet. «Si Club Med annonce l’abandon du projet, je m’en réjouis», réagit le rapporteur de l’ONU qui attend une communication officielle de l’entreprise allant dans ce sens.
Egalement contacté par Libération, Accor confirme avoir signé en décembre 2015 «un accord contractuel» avec l’ITCC dans lequel il «a accepté de fournir des services de conseil limités» portant sur la construction de l’hôtel Pullman à Mandalika. «Une fois la construction achevée, Accor a accepté de fournir ses services pour la gestion de l’hôtel»,ajoute-t-il, précisant qu’«Accor n’a pas participé à l’acquisition du terrain et n’est pas en charge de la construction du projet». Le groupe a par ailleurs eu «connaissance d’articles publiés en 2020 concernant des allégations sur la propriété de certains terrains appartenant à l’ITDC au Mandalika, mais, à sa connaissance, ces litiges ne concernent pas le terrain sur lequel l’hôtel est en cours de construction».
Ce type d’expulsions n’est pas un fait isolé selon les experts de l’ONU : «Les accaparements de terres se sont malheureusement beaucoup développés dans plusieurs régions d’Afrique et d’Asie du Sud-Est depuis les années 2007-2008 où la spéculation foncière a augmenté, explique Olivier De Schutter. L’Indonésie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée sont parmi les Etats les plus affectés en raison de leur empressement à attirer les investisseurs étrangers.»
Source : Libération 31 mars
photo : Le gouvernement veut construire un énorme complexe touristique dans le sud de l’île de Lombok. (Marc Schmerbeck/Picture Alliance)