Le sanglier est régulé en France. Il y a un siècle, il était pourtant le symbole de la faune sauvage, retracent Raphaël Mathevet et Roméo Bondon, pour qui le sanglier est un « animal politique ».
Raphaël Mathevet, écologue et géographe, et Roméo Bondon, géographe, sont auteurs de l’ouvrage « Sangliers, géographies d’un animal politique » (Actes Sud).
Reporterre — Selon les chiffres publiés cet automne par la Fédération nationale des chasseurs, près de 850 000 sangliers ont été tués l’hiver dernier. Comment expliquez-vous que ce chiffre augmente depuis plus de cinquante ans ?
Raphaël Mathevet — Les origines sont nombreuses. L’une d’entre elles est la disparition des prédateurs naturels comme le loup ou le lynx — bien qu’ils soient sur le retour aujourd’hui. Ces prédateurs ont longtemps joué le rôle de régulateur naturel des populations d’ongulés, notamment en mangeant les individus faibles, jeunes ou malades.
Il y a aussi une origine purement anthropologique, avec l’exode rural et l’abandon de nombreuses terres agricoles dites « ingrates », qui ont touché la France à la fin des années 1950. Cette régression de l’emprise humaine a conduit à une importante afforestation, au point que les forêts représentent aujourd’hui près de 30 % du territoire national. Or, c’est un milieu très favorable au sanglier, qui peut s’y nourrir, s’y cacher et s’y reproduire paisiblement.
Enfin, avec le développement de l’agriculture moderne et le remembrement des espaces ruraux — faisant disparaître les haies et les bosquets —, nous avons assisté à une disparition progressive des petits gibiers. Et l’avenir de la chasse, dans les années 1970, est devenu une question centrale : comment faire perdurer ses deux millions d’adhérents sans petit gibier ? Les institutions cynégétiques se sont donc tournées vers le gros gibier, peu présent sur le territoire à l’époque, et certaines ont créé localement des conditions propices aux sangliers.
Quels ont été les moyens mis en œuvre pour développer ces populations de grand gibier ?
À l’époque, tous les moyens étaient bons : de l’élevage pur et simple de sangliers sauvages à leur croisement avec des porcs d’élevage, en passant par la mise en place de points de nourrissage et d’abreuvage dans la nature. Il y a également eu toute une pratique de chasse dite conservatrice : en évitant de tuer les laies dominantes (femelles sangliers) et les adultes reproducteurs, les chasseurs ont permis aux populations de se pérenniser. Le « chasseur-cueilleur » s’est peu à peu transformé en « chasseur gestionnaire » ; qui a à son tour transformé une espèce sauvage en une espèce « gibier ». C’est ce que nous appelons la cygénétisation.
Ces pratiques ont été interdites il y a plusieurs années. Comment expliquer que la population se maintienne à un niveau si élevé ?
La réponse est multifactorielle. Le changement climatique y joue par exemple un rôle. Avec le réchauffement global des températures sur notre territoire, les hivers sont de moins en moins rigoureux, alors qu’ils constituaient un important facteur de mortalité naturelle. Une autre conséquence indirecte de ce réchauffement est qu’il n’y a jamais eu autant de nourriture disponible dans les forêts. Les chênes, hêtres et autres arbres produisent des fruits en abondance, ce qui profite particulièrement aux sangliers.
La chasse continue également de jouer malgré elle un rôle dans cet emballement. Les sangliers se sont peu à peu adaptés à la pression des chasseurs. Les laies se reproduisent de plus en plus jeunes, elles anticipent davantage les périodes propices en nourriture, et mettent au monde plus de petits qu’auparavant. Autre preuve de l’extrême adaptabilité de cette espèce, elle s’approche désormais des villes et zones périurbaines — où elle n’est par ailleurs pas chassée pour des questions de sécurité publique.
Et c’est ainsi que le « gibier » devient nuisible…
Tout à fait. Aujourd’hui, nous traitons le sanglier, historiquement symbole de la faune sauvage, de la bête farouche, comme une espèce invasive qu’il faut détruire. Alors que la biodiversité s’effondre, ce gibier se porte excessivement bien et sort des espaces que nous lui réservons. Partout dans le monde, le sanglier déborde. Et c’est là qu’apparaissent les problèmes : dégâts aux cultures et aux jardins, collisions avec les voitures, risques de transmission de maladies…
À ce moment, le pouvoir politique appelle le « chasseur gestionnaire » à devenir un chasseur « opérateur de destruction » de faune sauvage pour réduire les populations. Mais une espèce sauvage ne devient pas « nuisible » quand elle sort de l’espace dans lequel on la confine.
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: Historiquement symbole de la faune sauvage, le sanglier est désormais perçu comme une espèce invasive qu’il faut détruire. – Unsplash/CC/Ed van duijn