L’anax de juin n’est pas seulement un des plus gros représentants de la famille, c’est aussi un impressionnant migrateur. Un chercheur allemand a suivi quelques individus sur une partie de leur périple, au gré du vent et de la température.
Par Nathaniel Herzberg
Les passionnés de « bio-logging » ne connaissent pas de limites. Toute la semaine, nous les avons vus accrocher leurs balises au cou des renards et des manchots, des phoques ou des frégates, et même des chauves-souris, afin de suivre à la loupe leurs déplacements. Martin Wikelski a poussé la quête encore un peu plus loin en collant un émetteur sur le ventre de quatorze libellules afin de comprendre enfin ce qui guide leurs migrations.
Car oui, les libellules migrent, du moins certaines. Officiellement, une petite cinquantaine d’espèces sur les 5 200 répertoriées s’envolent ainsi, entre septembre et octobre, pour aller prendre leurs quartiers d’hiver. De véritables essaims, semblables aux nuages formés par les criquets, piquent ainsi vers le sud pour des voyages pouvant atteindre 2 000 kilomètres. « Mais à vrai dire, on n’en connaît pas grand chose, assure Martin Wikelski, directeur de l’Institut Max-Planck pour l’ornithologie (Radolfzell, Allemagne). Ni le nombre d’espèces concernées – sûrement beaucoup plus que 50 –, encore moins ce qui se passe au niveau individuel, ce qui guide chaque insecte dans sa décision. C’est pour percer ce mystère que j’ai voulu les équiper de balises. »
Balises est un bien grand mot. Pas question en effet d’encombrer un insecte d’un émetteur Argos. Même avec les miracles actuels de la miniaturisation, l’appareil clouerait l’animal au sol. Les radiotransmetteurs, en revanche, atteignent des tailles véritablement minuscules, et ce depuis maintenant quelques années. Pour son étude, réalisée en 2006 lors d’un long séjour à l’université Princeton, aux Etats-Unis, l’éthologue allemand a ainsi fixé – au moyen d’un mélange de colle à cils et de superglue, précise-t-il – sur le ventre de quatorze anax de juin (Anax junius) un petit bijou d’électronique de 0,3 gramme. « Cela ne semble pas avoir entravé leur vol », indique-t-il dans l’article publié dans Biology Letters qui dresse le compte rendu de cette recherche.
Sac à dos électronique
Dans le grand ordre des odonates, l’anax de juin plane dans la catégorie poids lourds. Jusqu’à 8,5 cm de long, 10 cm d’envergure pour un poids d’environ 1,2 gramme, la fine demoiselle cache un véritable hercule. Carnivore, elle s’attaque à toutes sortes d’insectes qu’elle transporte ensuite sur de longues distances : des petits, tels les moustiques ou les mouches, mais aussi de beaucoup plus gros, papillons et autres libellules, qui approchent parfois son propre poids. De même, au cours de la copulation – aérienne –, le mâle porte la femelle, apparemment sans s’en plaindre. Autant dire que le sac à dos électronique installé par les chercheurs n’a pas de quoi l’effrayer.
Ce dispositif n’offre toutefois pas la souplesse des émetteurs satellitaires. Pour recueillir les bips émis, il faut en effet disposer de radiorécepteurs. « Ils peuvent être fixes, au sol, mais on n’est pas sûr de la direction prise par les libellules, dit Martin Wikelski ; mobiles au sol, mais elles suivent rarement les routes. Donc, on en installe aussi sur un avion. Par ailleurs, les batteries des émetteurs, forcément petites, ont assez peu d’autonomie. » Les insectes ont donc été suivis pendant dix jours et sur un rayon de 140 km.
Le résultat n’en est pas moins spectaculaire. « Les libellules migrent comme les oiseaux et les chauves-souris », résume le chercheur. Leurs principales informations sont donc la température et le vent. Elles ne volent ainsi jamais quand le vent dépasse les 25 km/h et privilégient les jours à faible souffle (moins de 12 km/h). Opérant par étapes, elles peuvent s’arrêter plusieurs jours sur un genévrier pour redécoller au lendemain d’une nuit fraîche. « Notre interprétation est qu’une nuit fraîche leur signale un vent du nord et leur permet donc de viser le sud », poursuit le scientifique.
Appel du grand large
On comprend mieux pourquoi leur boussole ne semble pas parfaitement réglée et pourquoi leurs trajectoires varient d’un jour à l’autre. D’autant que les insectes paraissent avoir leurs petites habitudes. Ils aiment ainsi suivre les lignes géographiques, telles les bords de forêts, les berges des lacs ou certains axes routiers. Surtout, ils détestent traverser les grandes étendues d’eau. Partis des environs de Princeton, tous ceux qui ont atteint l’océan ont rebroussé chemin ou suivi la côte. Arrivés face à la baie du Delaware, ils ont donc remonté la côte vers le nord-ouest pour finalement repiquer au sud et traverser un peu plus loin. « Nous pensons qu’elles attendent de pouvoir voir l’autre rive pour traverser », conclut Martin Wikelski. Là encore, ce comportement rejoint l’attitude observée chez de nombreux oiseaux.
Ce qui n’empêche pas les libellules, dans d’autres circonstances, de répondre à l’appel du grand large. On en a ainsi retrouvé sur les plateformes pétrolières installées dans le golfe du Mexique, à des centaines de kilomètres au large. Pas surprenant, estiment les chercheurs. Leurs sujets d’étude disposent en effet des capacités d’accomplir de tels périples. Au cours de cette recherche, la moyenne de 25 kilomètres de vol parcourus chaque jour par chaque insecte peut paraître modeste. Mais un des quatorze individus est quand même parvenu à voler 150 km d’une traite en une journée. Des vitesses de 50 km/h ont également été enregistrées. « Et nous n’avons pas sélectionné des champions », assure Martin Wikelski.
Ces informations inédites laissent pourtant encore de nombreux mystères. Contrairement aux oiseaux, il semble que certaines libellules pondent en route. « Mais nous n’en sommes pas sûrs », indique Martin Wikelski. Pas sûrs non plus de l’existence d’un quelconque voyage retour. « Il est aussi possible que certains individus migrent et que d’autres restent sédentaires », poursuit-il. Le brouillard risque de durer quelque temps. Après cette première, aucun spécialiste des libellules n’a pris le relais. Quant à Martin Wikelski, il est rentré en Allemagne exercer son talent sur d’autres espèces, des bourdons aux merles, des grues aux yaks. Ainsi va la science.