A 85 ans, la célèbre primatologue poursuit avec énergie son combat pour l’éducation des jeunes générations et la préservation de la planète.
Jane Goodall aime raconter des histoires. Et son auditoire, les écouter. De sa voix douce et posée, elle décrit ses rencontres dans la jungle avec les chimpanzés et son observation directe d’une planète maltraitée ; sa silhouette s’anime quand elle mime le salut des primates ; son regard se durcit quand elle évoque des dirigeants politiques qui, à l’instar de Donald Trump, réfutent l’influence humaine sur le réchauffement climatique.
A 85 ans, l’éthologue et primatologue ne cesse de voyager à travers le monde pour narrer son incroyable parcours, celle d’une jeune Britannique passionnée d’Afrique et d’animaux, qui se retrouve, à 26 ans, sans bagage scientifique, à réaliser une mission majeure d’observation des grands singes dans la forêt de Gombe, dans l’ouest de la Tanzanie. Des années plus tard, c’est pour encourager les jeunes générations à prendre soin de la nature qui les entoure que Jane Goodall s’évertue à transmettre ses passions. « Quand je rencontre des gens, je raconte des histoires, j’essaie de les toucher. » Ses interventions partout sur la planète sont ponctuées des mille et une anecdotes qu’elle a vécues. Elles ne font pas l’impasse sur son inquiétude sur l’avenir, mais esquissent des solutions possibles à explorer. L’assistance est galvanisée.
« Je me soucie passionnément de l’environnement, je me soucie passionnément des enfants. Et plus les perspectives sont sombres, plus je suis déterminée », confie au Monde Jane Goodall, de passage à Paris par une journée d’été caniculaire pour une conférence (USI Events) au Carrousel du Louvre. « Je sais que chaque année il me reste un peu moins de temps pour vivre. Alors j’essaie chaque année d’en faire un peu plus, explique-t-elle. Je ne me battrais pas si je ne pensais pas que cela pouvait faire la différence. Et même si à la fin j’échoue, je mourrai en me battant. »
A l’âge de 8 ans, la petite Valerie-Jane Morris-Goodall lisait les aventures de Tarzan et s’imaginait vivre dans la jungle – « Tarzan a épousé la mauvaise Jane, aime-t-elle raconter. Tout le monde se moquait de moi, sauf ma mère, qui a encouragé mon rêve fou de me rendre en Afrique, poursuit-elle. Aurais-je pu faire ce que j’ai fait sans elle ? Je ne crois pas. » Après un diplôme de secrétariat et deux années de travail pour mettre de l’argent de côté, Jane Goodall est prête à embarquer, en avril 1957, à 23 ans, pour trois semaines de traversée en bateau, direction le Kenya. En provoquant le destin, elle rencontre au Coryndon Memorial Museum de Nairobi le paléontologue Louis Leakey, celui-là même qui codécouvrira, quelques années plus tard, les premiers fossiles d’Homo habilis (l’« homme habile », qui vivait en Afrique de l’Est il y a entre 2,8 millions et 1,5 million d’années) et le convainc de l’employer comme secrétaire.
Mission de six mois
Le scientifique cherche quelqu’un pour réaliser une mission d’observation des chimpanzés sur les rives du lac Tanganyika. « Je ne savais quasiment rien des chimpanzés. J’avais simplement travaillé au zoo de Londres, où se trouvaient deux primates qui vivaient dans des conditions horribles. Mais j’avais beaucoup lu. Leakey avait été impressionné. Et être une femme m’a aidée, car Leakey pensait que les femmes étaient plus patientes et feraient de meilleures observatrices que les hommes. » A ce moment-là, la région vit ses dernières heures comme territoire sous tutelle britannique – l’indépendance du Tanganyika sera prononcée en 1960. « Il y avait beaucoup de ressentiment contre l’homme blanc dominant,» glisse la primatologue. Les autorités britanniques ne veulent pas laisser une jeune fille seule dans la jungle, alors c’est accompagnée de sa mère, Vanne, qu’elle part camper. « Ma mère ne comptait pas me chaperonner. Mais c’était un prétexte pour qu’on me laisse tranquille une fois sur place. »
La mission dure six mois. « Aucun zoologiste ne faisait d’observations de terrain à l’époque. Les animaux sauvages n’étaient connus qu’en captivité. Il n’y avait aucune méthode scientifique que je pouvais suivre. Je devais me fier à mon instinct, qui me dictait de gagner la confiance des primates. » Jane Goodall tâtonne, se vêt chaque jour des mêmes habits, se positionne plus ou moins près des animaux, passe de longues heures à scruter le moindre mouvement, imite leur comportement… « Ils n’avaient jamais vu de singe blanc comme moi, dit-elle en riant. Au bout de quatre mois, je n’avais toujours pas fait d’observations majeures. » La Britannique commence à désespérer de voir la fin de sa mission se rapprocher quand un chimpanzé, qu’elle baptisera David Greybeard, finit par accepter sa présence. Peu à peu, celui qu’elle qualifie de « mâle alpha » la laisse se rapprocher des autres membres de la communauté.
Un jour, Jane Goodall voit David Greybeard se servir d’une tige pour attraper des termites pour son déjeuner. Une révolution ! On pensait alors que l’outil était le propre de l’homme. Or la jeune femme venait de découvrir que les animaux étaient dotés de la même capacité à se servir d’outils dans leur vie quotidienne. Son mentor, Louis Leakey, écrit : « Maintenant, nous devons redéfinir la notion d’homme, la notion d’outil, ou alors accepter le chimpanzé comme humain. »D’autres observations majeures suivront, sur la socialisation et les émotions des chimpanzés ou leur régime parfois carné alors qu’on les croyait végétariens.
Ne faisant rien comme les autres
De retour en Angleterre, Jane Goodall expose les résultats de ses recherches à des zoologues. L’accueil est mitigé : « Tous ces professeurs érudits me disent que j’ai mal fait mon travail. » On l’accuse d’anthropomorphisme car elle a donné des prénoms aux singes côtoyés. « A l’époque, le milieu scientifique était très réductionniste [privilégiant une approche étroite et compartimentée du vivant]. Plus tard, j’ai compris que c’est justement parce que je n’étais pas formée à cet esprit réductionniste que Louis Leakey m’avait choisie pour accomplir cette mission. »
Ne faisant décidément rien comme les autres, sans avoir obtenu de diplôme de premier degré, la jeune femme est admise en 1965 à l’université de Cambridge directement comme doctorante en éthologie, à l’âge de 31 ans. Mais c’est par les médias que Jane Goodall gagne la reconnaissance et la notoriété. La National Geographic Society accepte de lui financer une nouvelle mission, à condition de pouvoir filmer et photographier la chercheuse dans la forêt primaire. « Au début j’étais contre, je ne voulais pas d’un photographe, je voulais être seule. Mais j’ai rapidement compris que c’était une partie nécessaire du travail, qui non seulement me permettrait d’avoir des fonds, mais aussi de convaincre les scientifiques que ce que j’avais vu était vrai. »
Une fois gravées sur pellicule, les découvertes de Jane Goodall ne peuvent plus être ignorées. La médiatisation va très loin : le National Geographic lui demande de rejouer des scènes, la filme dans sa vie quotidienne, sortant de sa tente, se lavant les cheveux… « J’ai fini par accepter le fait qu’il y avait deux Jane : celle qui vous parle, et l’icône qui a été créée à la fois par le National Geographic et par les choses inhabituelles que j’avais faites. Je n’avais pas demandé cette médiatisation, je ne l’avais pas voulue. Mais à un moment, j’ai réalisé que je pouvais m’en servir. »
De scientifique à activiste
Entre-temps, les recherches de Jane Goodall ont été corroborées par de nombreux travaux, notamment génétiques. On sait désormais que l’ADN de l’homme et celui des chimpanzés ne diffèrent que de 1 %. « Nous faisons partie du règne animal. Nous avons tellement en commun biologiquement et en termes de comportement. » C’est même en observant à quel point les chimpanzés pouvaient être cruels entre eux que la primatologue a réalisé combien ils nous étaient proches. Jane Goodall relève toutefois une différence majeure entre l’homme et les primates : « C’est la progression explosive de notre intellect. Si nous sommes capables d’envoyer une fusée sur Mars, nous pouvons trouver des solutions aux problèmes de la planète.
En 1986, la primatologue prend un nouveau virage : alors qu’elle se rend à une conférence d’éthologues à Chicago, aux Etats-Unis, elle est submergée par les constats alarmants sur l’état des forêts tropicales dans le monde. « Je me suis rendue à cette conférence en tant que scientifique. J’en suis repartie en tant qu’activiste. » Jane Goodall se lance alors corps et âme dans la création de sanctuaires pour animaux; dans des programmes d’éducation des jeunes, de microcrédit et de centres de planification familiale. Par le biais d’une fondation portant son nom, le Jane Goodall Institute, elle multiplie les initiatives, convaincue que la protection de la nature ne peut aller de pair qu’avec la réduction des inégalités, l’éducation et la santé.
« Les jeunes sont la principale raison de mon optimisme. Ce n’est pas qu’ils peuvent changer le monde. Ils sont en train de changer le monde. » Les mouvements des jeunes pour le climat, les actions de consommateurs citoyens, les mobilisations en ligne facilitées par les réseaux sociaux… sont autant de raisons d’espérer pour la primatologue. « J’ai confiance dans les générations futures, tant qu’elles ont une planète sur laquelle vivre », dit-elle. Mais pour Jane Goodall, qui croit en la résilience des écoystèmes, il n’est pas trop tard : « En lui donnant un peu de temps, et parfois un peu d’aide, la nature peut regagner la place qu’on lui a volée. » La « dame aux chimpanzés », elle, est à sa place partout : dans la forêt de Gombe, au milieu des chimpanzés ; entourée de célébrités, qui vénèrent sa sagesse ; ou devant un parterre de jeunes, fascinés par son enthousiasme. « Je pense que j’accomplis ce à quoi j’étais destinée, souffle Jane Goodall. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’une mission m’a été confiée et que je dois m’y tenir. »
C’est dans la forêt de Gombe, située entre les rives du lac Tanganyika et une chaîne de montagnes à l’ouest de la Tanzanie, que Jane Goodall a réalisé ses missions pionnières d’observation des chimpanzés et vécu une grande partie de sa vie. Cette forêt, qui n’est accessible qu’à pied ou en bateau, a obtenu le statut de parc national en 1968, et a été déclarée « réserve de biosphère » par l’Unesco en 2018. Plusieurs espèces cohabitent dans cet écosystème : singes vervets, colobes, babouins, petites antilopes et oiseaux tropicaux. Le parc abrite depuis 1965 le centre de recherche de Gombe Stream, chargé d’étudier les primates, assurer la conservation du site et former des scientifiques tanzaniens.
Mathilde Gérard
photo
: Jane Goodall à New York, en avril 2017. VICTORIA HILL / INVISION / AP