Chaque année au printemps, ce papillon visite nos contrées, en route vers le nord depuis l’Afrique tropicale, où il retournera à l’automne, bouclant en plusieurs générations un périple de 15 000 km. Un exploit que les entomologistes décryptent peu à peu.
La voici enfin ! Frêle comme un papillon de mai, la belle-dame fait son retour dans nos campagnes et nos jardins. Comme à chaque printemps, cette « fleur du ciel » fait escale en France métropolitaine. Voici quelques jours, elle a quitté les rivages d’Afrique du Nord, aimantée par les latitudes septentrionales. Mais la « Lady » ailée ne fera qu’une courte pause parmi nous. C’est une éternelle fugitive. Ses descendants, en effet, devront parvenir à temps à leur port d’attache estival : le nord de l’Europe.
« Le 28 avril, j’ai vu “ma” première belle-dame de la saison. Elle se réchauffait sur le paillis de mon potager. Et se remettait sans doute de son long voyage »,témoigne Marc Grimal. Cet habitant du Var est l’un des observateurs de l’« opération papillons », un réseau d’amateurs qui recensent les lépidoptères de leur jardin. D’autres ont déjà témoigné avoir vu quelques belles-dames dès février ou mars. Toutes venaient d’Afrique. « Cette espèce n’a jamais été vue hivernant en Europe »,affirme Gerard Talavera. Ce chercheur espagnol travaille à l’Institut de botanique de Barcelone, un des leaders dans l’étude de ce papillon.
« C’est une année qui semble favorable à la belle-dame en Europe, annonce-t-il. Ces trois dernières semaines, l’espèce a été vue en nombre en Espagne. J’en ai moi-même récolté beaucoup sur les plages de Catalogne. » Cette abondance, relève-t-il, coïncide avec les remontées de sable du Sahara qui ont survolé l’Europe fin avril. Des remontées apportées par des vents sur lesquels ce papillon, telle une fée céleste, a pu surfer.
Ouvrez l’œil. Peut-être aurez-vous la chance d’apercevoir ce tanagra, posé sur une fleur d’artichaut ou sur un épi de lavande. A moins qu’il n’ait élu une ortie. Buddleia, rose trémière, mauve, centaurée, bardane, trèfle, luzerne… : tout lui fait suc ou nectar. Ses larves peuvent se développer sur plus de cent plantes hôtes.
Mais sa fleur de prédilection reste le chardon, qui lui a donné son nom savant : Vanessa cardui – la vanesse des chardons. Les Anglo-Saxons, eux, la surnomment « Painted Lady ». Ou, plus simplement, « Vanessa ». La vanesse des chardons, au vrai, est un des papillons les plus cosmopolites. Son aire de distribution est la plus large au monde. Hormis l’Antarctique, l’Amérique du Sud et l’Australie, elle colonise tous les continents.
Jusqu’à 500 km par jour
Comment imaginer que ce poids plume – 140 mg à 180 mg, pour 4,2 cm à 6,6 cm d’envergure – vient d’accomplir un des plus formidables, un des plus audacieux périples qui soient ? « La minuscule créature pèse moins d’un gramme, et son cerveau n’est pas plus gros qu’une tête d’épingle. De plus, elle n’a aucune chance d’apprendre [un comportement] de ses congénères plus vieux et expérimentés. Pourtant, elle entreprend une migration intercontinentale épique »,s’enthousiasmait Richard Fox auprès de BBC Nature en 2012. Ce chercheur du Conservatoire de papillons à Wareham (Royaume-Uni) est le coauteur d’une étude qui, cette année-là, a fait date.
Où donc ce papillon passait-il l’hiver, s’interrogeait le Britannique ? A l’automne, le gracieux insecte s’envole, depuis le nord de l’Europe, pour l’Afrique équatoriale. Soit une destination à des milliers de kilomètres de son point de décollage. Au printemps suivant, ses descendants effectueront le chemin inverse : et ce sont eux que nous voyons arriver en Europe, quand la nature se pare de vert tendre. « Ces migratrices au long cours tirent souvent avantage des vents favorables, qui peuvent les transporter à plus de 1 000 mètres d’altitude », écrivent les auteurs. Pas étonnant que cette équipée nous ait si longtemps échappé…
Premier fait attesté : en 1996, une migration de belles-dames, parties d’Algérie, a été vue quatre jours plus tard au sud de l’Angleterre. Vingt-cinq ans après cette observation, on en sait un peu plus.
Le papillon adulte vit entre trois et cinq semaines. Mais le cycle de vie complet, incluant les stades immatures (œufs, chenilles et chrysalides) peut durer jusqu’à deux mois, selon les conditions climatiques. L’insecte file à une vitesse de croisière de 15 km/h, avec des pointes à 50 km/h, par vent favorable. Il peut grimper jusqu’à 2 000 mètres au-dessus du sol. Une même belle-dame, par ailleurs, peut couvrir jusqu’à 500 km par jour, avec de rares pauses pour se nourrir.
La migration printanière et estivale (vers le nord) mobilise quatre ou cinq générations, entrecoupée d’escales consacrées à la reproduction. Mais sa version automnale (vers le sud) s’accomplit en une seule génération. Autrement dit, dans son vol de retour, une même belle-dame exécute un vol de 4 000 kilomètres ou plus ! « Le cycle migratoire complet peut atteindre 15 000 km et mobiliser huit à dix générations sur l’année, insiste Gerard Talavera. Toutes les générations migrent. » Un comportement inscrit dans leur ADN.
Voler, sous toutes les conditions
La gente dame détrône ainsi le monarque, son cousin américain. Chaque année, celui-ci hiverne au Mexique. Le printemps venu, il migre au Canada et dans le nord des Etats-Unis pour se reproduire. Son périple est donc de deux fois 4 000 kilomètres. Le souverain apparaît bel et bien déchu.
« La belle-dame est probablement l’un des papillons les plus résistants qui soient. Elle a une extraordinaire capacité à survoler le monde entier ou presque, sous toutes les conditions climatiques, s’émerveille Gerard Talavera. Pourtant, c’est un papillon qui n’aime ni l’humidité ni le froid. Il lui faut un climat sec, mais pas trop chaud. »
Qu’est-ce qui lui donne le signal de départ ? Au printemps, ce sont sans doute la survenue de la saison sèche dans la savane africaine, mais aussi les attaques des parasites. A l’automne, ce sont le froid et la pluie qui la pousseront à repartir en sens inverse. Un autre facteur semble intervenir dans les deux sens : « La densité des larves sur les sites de reproduction, qui crée une pression pour l’accès aux ressources », ajoute Gerard Talavera.
Bien des dangers guettent la voyageuse. « Les papillons peuvent se perdre. Si les vents changent de direction, ils peuvent entièrement manquer leur but. Ils peuvent aussi être mangés, bien sûr. Et les températures extrêmes peuvent les faire périr… », liste Gerard Talavera. Il y a aussi les ratés du timing. S’il fait trop froid quand elles arrivent en Europe, par exemple, elles n’y trouveront pas les plantes favorables à la ponte et à la croissance de leurs chenilles. Tant d’efforts pour rien !
L’hypothèse d’une boussole magnétique
La belle-dame suit de nombreux itinéraires migratoires différents. « Ils sont généralement déterminés par la longitude »,indique Gerard Talavera.
Mais comment ce papillon s’oriente-t-il donc ? « On ne le sait pas vraiment, admet-il. Par analogie avec le monarque, on peut supposer qu’il utilise une boussole magnétique. » A Barcelone, son équipe a recours à des simulateurs de vol pour analyser le rôle de la position du soleil, du magnétisme et de la température. Une certitude : franchir la Méditerranée, pour la belle-dame, est un défi. Sans relief pour la guider, sans pause pour souffler, elle doit survoler jusqu’à 600 kilomètres de mer. Une partie du vol a lieu de nuit. « Les vents sont aussi critiques pour cette étape. C’est pourquoi la belle-dame attend la brise idéale pour partir, un peu comme le surfeur attend la vague parfaite », raconte l’équipe espagnole, dans une captivante vidéo retraçant cette odyssée.
Autre défi à relever : comment font ces papillons, de jour, pour que leurs ailes ne grillent pas ? En 2020, la question a mobilisé une équipe de l’université Columbia(New York). Voici donc comment Vanessa carduiévite la surchauffe : ses ailes sont des tissus vivants, parsemés de capteurs thermiques. « Les rayons solaires peuvent cuire l’aile des papillons. C’est pourquoi ils réagissent aux données transmises par ces capteurs,explique Gary Bernard, professeur à l’université de Seattle, qui cosigne l’étude. Quand une température critique est atteinte [à partir de 40 °C], ils effectuent un petit tour sur eux-mêmes en pointant leur corps vers le soleil pour épargner leurs ailes. » Quant au comportement inverse, il est bien connu : quand leurs ailes sont trop froides, les papillons les déploient pour les réchauffer au soleil.
Que voit donc la belle-dame, à travers ses yeux à facettes ? Cette question-là, Gary Bernard y a consacré cinquante ans de sa vie de chercheur. « Ce papillon ne possède que trois types de pigments optiques, respectivement sensibles aux ultraviolets, au bleu et au vert. Il est donc incapable de voir le rouge », résume-t-il.
Comment les chercheurs font-ils pour traquer une nomade aussi minuscule ? « L’insecte est trop petit : on ne peut pas utiliser de balises pour le suivre par satellite, comme pour les oiseaux », note Gerard Talavera. Les chercheurs mobilisent donc une panoplie d’outils. Observations de terrain par eux-mêmes, ou grâce à des milliers de bénévoles. Radars captant le passage des insectes durant leur vol d’altitude. Signatures isotopiques de leurs ailes, qui marquent leur lieu de naissance. Analyse de l’ADN des pollens qu’ils transportent, pour en identifier la provenance. Déchiffrage de l’ADN des populations de papillons, pour retracer leurs liens génétiques. Enfin, modélisation de leurs chemins migratoires. Bien des mystères demeurent cependant.
Une origine tropicale
La fugitive entretenait celui-ci : jusqu’à quelle latitude descendait-elle pour prendre ses quartiers d’hiver ? Passé le Sahara, elle semblait s’évanouir. Pour en avoir le cœur net, Gerard Talavera et Roger Vila sont partis au Tchad, au Bénin, au Sénégal et en Ethiopie à l’automne 2014. « Dans le désert du Sahara et du Sahel, nous avons vu des nuées de belles-dames, par dizaines de milliers »,raconte Gerard Talavera. Surtout, les chercheurs ont observé, au Tchad, leurs migrations massives vers le Sud. Et découvert de nombreux sites de reproduction dans la savane tropicale. Le papillon s’aventure donc jusqu’en Afrique tropicale.
En 2019, l’équipe espagnole a développé un modèle prédisant ses chemins migratoires. Les chercheurs ont entré les données de trente-six années d’enregistrement du climat mensuel, couplées aux observations réalisées sur 646 sites de reproduction dans trente pays. En sortie, « notre modèle a fourni des cartes assez détaillées des aires possibles de reproduction », indique Gerard Talavera. Résultat : entre décembre et février, « Vanessa » pourrait nicher sous des latitudes équatoriales, par exemple sur les hautes terres du Kenya. « Les populations hivernant dans les régions subsahariennes fournissent les effectifs migrant en Europe, relève le chercheur. L’origine de la belle-dame est bien tropicale. »
Cette « Lady » est vouée à une éternelle errance, montre aussi ce modèle. Car les mêmes sites sont rarement adaptés à sa reproduction toute l’année. Pour trouver des plantes favorables à ses jeunes, l’espèce doit sans cesse migrer.
Le laboratoire espagnol, par ailleurs, a « disséqué » les isotopes stables de l’hydrogène qui se trouvent dans les ailes de spécimens adultes. Ceux-ci provenaient du Maroc, d’Espagne, de Crète, d’Egypte et d’Israël. Ces isotopes servent d’indics : ils disent où les chenilles ont grandi et absorbé l’eau de plantes nourricières – la composition en isotopes de l’eau, en effet, dépend des conditions géographiques locales. Verdict : durant l’hiver, la majorité de ces papillons reste en Afrique tropicale. Ceux qui recolonisent la Méditerranée et l’Europe au printemps sont probablement leurs descendants.
Spectaculaires nuées
Voici peu, l’équipe espagnole a déchiffré en détail le génome des populations de belles-dames. « Cela va nous permettre d’étudier leur évolution. » Le laboratoire, par ailleurs, développe un projet de sciences participatives pour suivre la migration de l’espèce dans le monde entier, avec une application mobile pour signaler les sites de reproduction.
Autre interrogation, pourquoi, certaines années, voient-ils surgir de spectaculaires nuées alors que, le plus souvent, ce papillon reste discret ? Le printemps 2009 restera ainsi gravé dans les mémoires. « A 64 ans, je n’avais jamais vu autant de papillons en même temps ! Il s’agissait de belles-dames, concentrées sur des jeunes pousses de chardons. C’était un merveilleux ballet »,témoigne, le 11 mai 2009, un habitant de la Vienne, sur le site Balades entomologiques. Puis, le dimanche 24 mai, un habitant près de Reims raconte : « J’ai pu observer, de 9 heures à 19 heures, un déferlement continu de papillons, suivant un axe sud-nord. Je n’avais encore jamais vu cela ! J’en ai compté une bonne trentaine par minute. Certains se sont arrêtés quelques instants pour se restaurer sur mes giroflées. Plusieurs étaient manifestement “usés”, les ailes décolorées et déchirées, mais ils repartaient courageusement… » Mercredi 27 mai, encore : « Des nuées de belles-dames sont passées toute la journée, dans la direction sud-ouest/nord-est. Magnifique, inoubliable », s’enthousiasme un témoin près de Bordeaux.
D’autres années ont marqué les esprits. Comme l’afflux massif de belles-dames en 1879, en France et en Suisse, ou en mars 2019, en Californie et en Europe de l’Est. En réalité, « ces arrivées massives sont récurrentes. Leur occurrence dépend des conditions environnementales, qui, dans d’autres régions du monde, ont favorisé la reproduction et la multiplication rapide des populations qui arrivent ensuite en Europe »,explique Gerard Talavera. Puis ces nuées se dispersent, à mesure que les insectes trouvent des habitats qui leur conviennent. Pour autant, « les nuées de belles-dames ne sont pas comparables aux essaims de criquets ou d’étourneaux, qui, eux, manifestent des comportements grégaires », précise le chercheur. La belle-dame reste un insecte au comportement individuel.
Pour l’heure, cette « Madame Butterfly » ne semble pas menacée, protégée par son caractère ubiquitaire et polyphage. « Mais le réchauffement global affecte les migrations,nuance Gerard Talavera. Chez la belle-dame, nous étudions son impact. Si elle migre moins, cela pourrait avoir des conséquences imprévisibles sur les services qu’elle rend aux écosystèmes. »
Une chose est sûre : la prochaine fois que vous verrez une belle-dame se poser dans votre jardin, vous la regarderez d’un autre œil. Ses couleurs, surtout. « Le jaune vient du sable du Sahara, l’ocre de l’Afrique tropicale, le blanc des pics enneigés des Alpes… Et si vous scrutez attentivement le revers de ses ailes, vous y découvrirez des éclats bleus : c’est le reflet de la Méditerranée », conclut l’équipe espagnole. Belle envolée, pour une belle-dame ailée.