La disparition massive des grands mammifères annonce-t-elle la fin de notre propre civilisation ? Plusieurs études convergent dans ce sens.
En seulement 130.000 ans, Homo sapiens a taillé des branches de l’arbre de l’évolution des espèces qui pourraient mettre entre 3 et 7 millions d’années à repousser. C’est l’effroyable réalité que viennent de décrire trois biologistes de l’université danoise d’Aarhus dans un article paru dans la revue « PNAS ». Depuis cette date, qui signe le premier exode de l’homme moderne hors d’Afrique, plus de 2,5 millions d’espèces ont été rayées de la surface terrestre, 20 % d’entre elles l’ayant été depuis la fin du Moyen Age.
Cette funeste comptabilité concerne toutes les espèces, marines et terrestres, et surtout les mammifères sauvages : 83 % d’entre eux ont disparu sous la pression radicale exercée par l’homme. « En une période relativement courte de l’histoire du monde, la biomasse humaine et celle de son bétail sont parvenues à dépasser de loin celle des mammifères sauvages et représentent ensemble la majorité des vertébrés, à l’exception des poissons », précise Matt Davis, principal auteur de l’étude.
Pour parvenir à cette conclusion, le chercheur ne s’est pas contenté de compter le nombre d’espèces éteintes ou en danger d’extinction. Il a déterminé combien d’histoires évolutives elles représentaient. Partant de cette mesure que les savants appellent « la diversité phylogénique », il a attribué des valeurs différentes aux espèces, suivant qu’elles constituent une branche ancienne ou récente. Par exemple, la disparition probable du paresseux nain (Bradypus pygmaeus) aura un bien moindre impact sur la biodiversité que celle de l’oryctérope du Cap (Orycteropus afer) parce que le premier est une espèce qui s’est séparée de ses cousines il y a seulement 9.000 ans, alors que le second est le dernier représentant d’une branche qui s’est séparée des autres il y a 75 millions d’années.
Les chercheurs ont ensuite combiné ces données avec des informations sur les extinctions attendues dans les cinquante prochaines années. C’est l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) qui en a fourni la liste à partir de l’évaluation de la santé de 93.500 espèces : plus de 26.000 espèces sont menacées de disparition selon son triste décompte, soit 27 % de l’ensemble des espèces. Un quart sont des mammifères. Cette extinction de masse a déjà effacé plus de 300 espèces de mammifères et, avec elles, plus de 2,5 milliards d’années d’histoire évolutive. « Nous risquons de perdre 1,8 milliard d’années supplémentaires au cours des cinq prochaines décennies. C’est renversant », souligne Davis. Le principal danger guette les gros mammifères comme les rhinocéros et les éléphants, derniers représentants d’un groupe qui comprenait autrefois les mastodontes et les mammouths. Selon le chercheur, les chances de l’éléphant d’Asie de voir le XXIIe siècle sont inférieures à 33 %. « Ce que nous vivons actuellement pourrait avoir un impact aussi grand que l’astéroïde qui a tué la plupart des dinosaures », estime-t-il.
Cadence infernale
Davis et ses collègues ne sont pas les premiers à tirer la sonnette d’alarme. En 2015, une étude internationale publiée dans « Science Advances » montrait que les vertébrés disparaissaient à un rythme jusqu’à 114 fois plus élevé que la normale et que 80 des 5.570 espèces de mammifères connus ont disparu au cours des 500 dernières années. Dans une autre étude publiée dans « PNAS » en juillet 2017, Geraldo Ceballos de l’Institut d’écologie de l’université de Mexico et Paul Ehrlich du département de biologie de l’université de Stanford constataient « une érosion anthropique massive de la biodiversité et des écosystèmes essentiels à la civilisation ». Les deux hommes décrivaient une véritable « annihilation biologique ». Dans l’échantillon étudié, qui comprend près de la moitié des espèces de vertébrés connues (27.000), un tiers ont vu leur nombre et leur aire de répartition diminuer. Et sur 177 mammifères pour lesquels ils disposaient de données détaillées, tous ont perdu 30 % ou plus de leur population. « C’est une extinction de magnitude majeure », soulignaient les chercheurs. Leur prédiction fait de plus en plus consensus dans le milieu scientifique.
Disparition des microclimats
Dans une étude internationale publiée en 2014 dans la revue « Nature » sous le titre « Approaching a State Shift in Earth’s Biosphere », une équipe internationale de chercheurs pointait déjà « l’imminence d’un effondrement irréversible des écosystèmes terrestres ». Pour poser leur diagnostic, les auteurs avaient analysé les travaux décrivant les bouleversements biologiques intervenus lors de sept grandes crises planétaires : l’explosion cambrienne il y a 540 millions d’années, les cinq extinctions massives et le passage de la dernière période glaciaire à notre époque, il y a 12.000 ans. « Toutes ces transitions ont coïncidé avec des contraintes qui ont modifié l’atmosphère, l’océan et le climat à l’échelle mondiale », résumaient les auteurs. Les mêmes événements se produisent actuellement : selon les chercheurs, presque la moitié des microclimats rencontrés aujourd’hui sur la Terre pourraient avoir bientôt disparu, laissant place à des conditions qui n’ont jamais été rencontrées par les organismes vivants sur plus du tiers de la surface terrestre. Surtout, ce phénomène se produit avec une radicalité jamais vue. La dernière période glaciaire avait fait apparaître des changements biologiques extrêmes en un millier d’années, une fulgurance à l’échelle géologique. Or, ce qui se produit aujourd’hui va encore plus vite. « Il faut disperser l’humanité au plus vite, ailleurs dans le système solaire, au risque d’assister à notre propre extinction », prophétisait l’astrophysicien Stephen Hawking peu avant sa mort.
Et il faut faire vite : à ce jour, une espèce d’animal ou une variété de plante disparaissent de la planète toutes les vingt minutes et, selon les projections de l’UICN, cette cadence infernale pourrait être centuplée d’ici à la fin du siècle pour atteindre un rythme 10.000 fois supérieur au taux naturel d’extinction. « C’est une disparition quasi instantanée, plus dévastatrice que les cinq précédentes extinctions massives », alerte régulièrement sa directrice générale, Arne Moers. La plus meurtrière, survenue il y a 250 millions d’années entre les ères primaire et secondaire, avait anéanti 95 % des espèces marines et 70 % de la vie terrestre.
Les Echos/Paul Molga