L’écologue de la santé Serge Morand souligne le lien entre destruction de la biodiversité, élevage intensif et explosion des maladies infectieuses. Et appelle à changer d’urgence de modèle agricole, pour éviter de nouvelles crises sanitaires.
Serge Morand est écologue de la santé, directeur de recherche au CNRS et au Cirad et enseigne à la Faculté de médecine tropicale de Bangkok, en Thaïlande. Pour lui, il est urgent de préserver la diversité génétique dans la nature et l’agriculture pour éviter la multiplication des pandémies.
Plusieurs espèces d’animaux sauvages ont été accusées d’avoir transmis le Covid-19 à l’homme (pangolin, chauve-souris…). Qu’en est-il ?
Il est à 98% certain que le Covid-19 trouve son origine dans un coronavirus de chauve-souris. Mais il y a peu de chances qu’il soit passé directement de la chauve-souris à l’humain, car il faut un petit changement dans la structure du génome du virus pour lui permettre d’entrer dans les cellules humaines. Pour cela, d’autres animaux servent souvent de passerelles permettant «d’humaniser» les virus et autres pathogènes hébergés dans les animaux sauvages. C’est ce qu’on appelle «l’effet d’amplification». Le premier Sars-coronavirus, en 2002, était passé par une civette (ou chat musqué). Et le Mers-coronavirus, au Moyen-Orient, en 2012, était passé par un dromadaire. Pour ce nouveau Sars-CoV-2, le virus responsable du Covid-19, c’est le pangolin qui aurait permis cette humanisation. Ce n’est pas encore certain du tout, mais c’est possible.
Si c’était avéré, le trafic d’espèces sauvages serait-il en cause ? Le pangolin est très prisé en Asie…
Peut-être. Mais les seules écailles d’un pangolin mort n’auraient pas pu transmettre le virus, il faut que l’animal ait été gardé vivant. Je ne sais pas s’il existe des fermes de pangolins en Asie. Mais ce qui est sûr, c’est que les fermes d’animaux sauvages y sont très nombreuses, pour répondre au marché de l’alimentation locale, de la médecine traditionnelle chinoise, mais aussi à certaines modes pour les classes aisées du monde entier. Le nombre de fermes à civettes a explosé ces dernières années en Indonésie, au Vietnam, en Chine et désormais en Thaïlande pour produire du «café civette» (ou kopi luwak), récolté dans les excréments de l’animal, à qui on fait manger les cerises du caféier.
La plupart des maladies infectieuses touchant les humains sont-elles issues des animaux sauvages ?
Oui. Nous continuons d’échanger avec les primates non humains, qui nous ont «donné» récemment plusieurs maladies infectieuses : paludisme, fièvre jaune, dengue, Zika et chikungunya (propagées «grâce» aux moustiques), mais aussi virus du sida et d’Ebola (ce dernier a été transmis des chauves-souris aux humains via la viande de brousse). D’autres nouveaux virus sont associés aux rongeurs (fièvre de Lassa, monkeypox), aux chauves-souris (Ebola, donc, mais aussi Hendra), aux oiseaux (H5N1)… Un pays riche en biodiversité est «riche» en maladies infectieuses. Mais attention, la destruction de la biodiversité augmente les risques d’épidémie. Si on déforeste, on urbanise, les animaux sauvages perdent leur habitat et cela favorise leurs contacts avec les animaux domestiques et les humains.
Certains pourraient être tentés d’éradiquer des espèces pour remédier aux épidémies comme Donald Trump préconisait de raser la forêt pour lutter contre les incendies…
C’est tout l’inverse de ce qu’il faut faire ! Car on a aussi remarqué que le nombre d’épidémies de maladies infectieuses est corrélé au nombre d’espèces d’oiseaux et de mammifères en danger d’extinction par pays. Les milieux riches en biodiversité, avec des mosaïques d’habitats, des agricultures diversifiées, des forêts, contribuent à réduire la transmission des maladies zoonotiques et sont plus résilients. Les pathogènes y sont certes nombreux, mais circulent «à bas bruit», localement, répartis sur beaucoup d’espèces, ne se propagent pas facilement d’un endroit à l’autre et d’une espèce à l’autre et ne se transforment donc pas en grosses épidémies. C’est ce qu’on appelle l’«effet de dilution». Alors que si on change le milieu, si on réduit le nombre d’espèces, l’effet d’amplification joue au contraire à plein. Cela vaut aussi pour nos pays tempérés.
Prenez l’exemple de la bactérie responsable de la maladie de Lyme, transmise par une tique. Une étude (Keesing et al., 2010) a démontré que la maladie est moins présente dans les Etats américains où la diversité en petits mammifères est la plus importante. Là où les écosystèmes sont préservés ou restaurés, on observe un nombre important de mammifères, dont certains sont des espèces «cul-de-sac» ne transmettant pas la maladie, permettant ainsi de «diluer» le risque d’infection. Si on fait disparaître des espèces, surtout celles «non compétentes» pour la bactérie, cela favorise la rencontre entre les tiques et les espèces «compétentes» ou «hôtes», donc la transmission à l’homme. Si on massacre les renards, prédateurs de rongeurs «hôtes», ces derniers pullulent et c’est banco pour les tiques et la transmission. Même chose pour les chevreuils, ces hôtes de la tique adulte qui n’ont plus de prédateurs : ils pullulent et favorisent la maladie de Lyme. Donc moins il y a de biodiversité, plus cela favorise le passage des maladies aux humains. Surtout si on multiplie les élevages intensifs, où l’on concentre des animaux d’une seule espèce, sans diversité génétique.
La domestication animale favorise les maladies infectieuses ?
Elle est même historiquement à l’origine de nos principales maladies de ce type, comme la rougeole, les oreillons, la rubéole, la variole, les grippes, etc. Le nombre de maladies partagées entre animaux domestiques et humains est proportionnel au temps de domestication. Nous partageons plus de maladies avec le chien, la vache ou le cochon, domestiqués respectivement entre 17 000 ans et 10 000 ans, qu’avec le lapin, domestiqué depuis 2 000 ans. Le mot vaccination vient d’ailleurs de vaca (vache en espagnol) : pour se protéger de la «vraie» variole, on a imaginé un vaccin à partir de la variole de vache. Il y a aussi les maladies véhiculées par les animaux commensaux, comme le rat, qui a commencé à vivre avec les humains il y a 10 000 ans, avec les premières cités. Les rats nous ont «donné» le typhus, la peste, des fièvres hémorragiques ou récemment la leptospirose.
Tous ces animaux proches de l’homme peuvent servir de passerelles et «d’amplificateurs» pour les pathogènes et parasites hébergés dans les animaux sauvages. Le rat sert de pont aux maladies des autres rongeurs pour atteindre les humains, le chien sert de pont aux maladies du renard ou du loup, le chat à celles des félins sauvages (pour ce dernier, il s’agit d’une bactérie agent de Rickettsia felis, ou «typhus de la puce du chat»). Idem avec les oiseaux : les canards domestiqués servent de pont aux virus de grippe des canards sauvages, qui peuvent ensuite échanger avec des virus circulant chez les cochons, et banco, le virus s’humanise.
Mais le fait que des virus qui restaient jusqu’ici dans les chauves-souris en Asie parviennent jusqu’aux humains est nouveau et directement lié à leur perte d’habitat, qui les rapproche des animaux domestiques. L’exemple du virus Nipah, qui a émergé en 1998 en Malaisie, est emblématique. L’habitat de la chauve-souris qui l’hébergeait en Malaisie a été transformé en plantations de palmiers à huile. Les chauves-souris ont donc cherché de nouveaux territoires et sources de nourriture et se sont retrouvées près d’arbres fruitiers servant aussi à nourrir des cochons d’élevage destinés à l’exportation. Le virus Nipah est passé chez le cochon, puis a contaminé les humains, jusqu’aux employés des abattoirs de Singapour, pour faire 140 morts en tout. Des chauves-souris victimes de plantations de palmiers à huile pour le marché international se sont retrouvées sur des cochons eux aussi destinés au marché international…
La mondialisation est donc aussi en cause ?
Oui… Depuis 1960, humains, animaux et végétaux subissent ce que j’appelle une «épidémie d’épidémies». Il y a de plus en plus d’épidémies par an, de plus en plus de maladies différentes, qui sont de plus en plus partagées entre les pays et deviennent donc des pandémies. Environ 70% de ces nouvelles épidémies sont associées aux animaux sauvages ou domestiques, la même proportion que pour les épidémies «historiques». Mais ce qui change, et crée les conditions de leur explosion, c’est la combinaison de trois facteurs : perte de biodiversité, industrialisation de l’agriculture – qui accentue cette perte – et flambée du transport de marchandises et de personnes.
On a simplifié les paysages, multiplié les monocultures, et la Terre compte aujourd’hui 1,5 milliard de bovins, 25 milliards de poulets, des milliards de cochons, souvent nourris avec du soja cultivé là où on a défriché la forêt amazonienne… «Idéal» pour multiplier les ponts entre une faune sauvage en diminution et les humains. Ajoutez à cela un transport aérien qui a bondi de 1 200% entre 1960 et 2018, idem pour le fret maritime… Et vous obtenez cette «bombe» épidémique. C’est un immense défi pour les systèmes de santé publique, qui doivent se préparer à tout et à de l’improbable. Comme le Covid-19 : il était totalement improbable qu’un virus qui était encore en novembre tranquillement dans une population de chauves-souris quelque part en Asie se retrouve quatre mois plus tard dans les populations humaines sur toute la planète.
Or, dites-vous, les réponses actuelles aux crises sanitaires préparent de nouvelles crises…
C’est dramatique, cela prépare au pire. En Thaïlande, pour répondre au virus H5N1 de la grippe aviaire, on a abattu en masse les races locales de poulets de basse-cour. Dans les villages, des «tueurs» abattaient toutes les volailles. Elles ont été remplacées par des races génétiquement homogènes issues de la recherche agro-industrielle, prévues pour de grands élevages confinés. Une politique promue par l’Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), qui déplore pourtant par ailleurs la disparition depuis le début du XXe siècle de 30% des races de poulets, 20% des races de cochons… On entretient un cercle vicieux infernal, alors même qu’on sait qu’une diversité génétique élevée protège contre la propagation des pathogènes.
Même mauvaise réponse lors de la grippe aviaire H5N8, qui a émergé dans des élevages intensifs de Corée en 2016. En France, dans le Gers, on a ciblé a priori les oiseaux sauvages, un petit élevage d’une race locale de canards… avant de comprendre que la crise avait été propagée par des transports de poulets et de canards depuis l’Europe centrale. Et que les canards de la race locale en question ont survécu au virus, alors qu’il était hautement pathogène. Un exemple même de résilience favorisée par la diversité génétique.
Que faire alors ?
S’intéresser aux causes de la propagation des épidémies. Pour cela, il faut encourager la collaboration entre les domaines de la santé humaine, de la santé animale, de l’environnement. Médecins, vétérinaires et écologues doivent travailler ensemble. Et même les spécialistes de la gouvernance et des sciences politiques, car toutes les épidémies ne se transforment pas en crises sanitaires.
Pour éviter de nouvelles crises telles que celle du coronavirus, qui est l’exemple type d’une crise écologique, nos dirigeants doivent absolument comprendre que la santé et même la civilisation humaine ne peuvent se maintenir qu’avec des écosystèmes qui marchent bien. Qu’il existe des limites planétaires à ne surtout pas dépasser, sans quoi cela se retournera contre nous. Pour cela, il faut démondialiser, et vite ! Préserver la biodiversité en repensant l’agriculture.
La nouvelle présidente de la Commission européenne veut un Green Deal ? Disons deal, mais vraiment green ! L’argent de la PAC ne doit plus subventionner une agriculture industrielle qui nous mène dans le mur, mais les services rendus par les agriculteurs à la société. En 2008, on a fait des cadeaux aux banques, on a effacé leurs dettes. Qu’on aide aujourd’hui les agriculteurs à se désendetter, à changer de modèle, à réancrer l’agriculture dans les territoires. En développant l’agroécologie, l’écopastoralisme, l’agroforesterie, etc., on recrée de la résilience, du lien social, on lutte contre le changement climatique, on rend les agriculteurs d’ici et d’ailleurs heureux, on mange des aliments de qualité. Et on évite les crises sanitaires. C’est faisable !
Coralie Schaub/Libération/26 mars
photo : Une plantation de palmiers à huile, en Côte d’Ivoire, en 2013. Photo Sia Kambou. AFP