La monoculture du soja ravage des contrées entières au Brésil, en Argentine et au Paraguay, détruisant dans son expansion la vie des populations autochtones et des écosystèmes.
Ni les images des immenses terres dénudées et fumantes, ni la démesure des millions d’hectares convertis à la culture du soja et à l’élevage ne peuvent à elles seules rendre compte de la dévastation qu’engendre la propagation de l’agriculture industrielle en Amérique du Sud. Des membres de l’ONG Mighty Earth s’y sont donc rendus, parcourant plus de 4 000 kilomètres pour prendre la mesure de la déforestation et de la destruction des écosystèmes en cours dans le Gran Chaco, pour y entendre les habitants aussi.
Dans cette vaste région qui s’étend au nord de l’Argentine, à l’ouest du Paraguay et au Sud de la Bolivie, ils ont recueilli le témoignage des populations autochtones chassées de leurs forêts autrefois impénétrables où vivaient tatous, jaguars et fourmiliers géants. Ils ont pris le temps d’écouter les riverains régulièrement aspergés de glyphosate – l’herbicide largué par avion au-dessus des parcelles géantes de soja génétiquement modifié –, contaminant l’eau et les villages. Catalina Cendra, par exemple : « Je ne pense pas que le soja soit un aliment. Pour moi, c’est une maladie, leur a assuré cette agricultrice du Chaco. La nourriture saine, c’est celle du temps de mes ancêtres : les patates douces, le yucca, les citrouilles. Le soja, c’est pour les gros capitaux, pas pour nous. Ils viennent, ils sèment, ils empoisonnent, ils récoltent et ils s’en vont… »
Mardi 27 mars, Mighty Earth, qui a travaillé avec le soutien de la Fondation Rainforest de Norvège et Fern, une ONG européenne spécialisée dans la protection des forêts, devait rendre publique son enquête, en compagnie de France nature environnement (FNE) et de Sherpa. Elles profitent de l’occasion pour interpeller directement une vingtaine d’entreprises françaises du secteur de la viande sur la présence éventuelle de « soja sale » dans leurs chaînes d’approvisionnement et sur leurs responsabilités légales vis-à-vis des dommages humains et environnementaux que leur activité peut causer outre-Atlantique. Car le soja OGM venu du fin fond du Chaco pour nourrir les volailles, les porcs et dans une moindre mesure les bœufs et les poissons d’élevage d’Europe, finit bel et bien dans nos assiettes.
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L’Union européenne est le deuxième importateur mondial de cette légumineuse riche en protéines, aux trois quarts destinées à l’alimentation animale. La France en achète en moyenne 3 millions de tonnes en provenance d’Amérique du Sud chaque année, via plusieurs ports de sa façade ouest ou ceux d’autres Etats-membres, et dispose sur son sol d’usines de trituration qui produisent huiles et tourteaux destinés à l’alimentation animale. C’est ainsi que notre consommation de camembert ou de côtes de porc entretient la déforestation importée. Choisir de manger local ne règle pas ce problème-là.
« Nous avons suivi la trace des cargos au départ de Rosario en Argentine, nous avons interrogé beaucoup de cultivateurs sur place. Ils nous ont fait part de violences destinées à les faire partir, et de nombreux enfants souffrant de malformations à la naissance. Nous pouvons dire que malgré leurs déclarations publiques, les grandes multinationales de l’agrobusiness encouragent la déforestation pour élargir leur approvisionnement », assure Etelle Higonnet, de Mighty Earth.
Comme une tache d’huile
L’ONG a particulièrement en ligne de mire Cargill et Bunge, contre qui elle avait déjà mené une campagne en 2017. Elle interpellait alors les clients de Burger King, leur révélant les impacts de leur steak haché sur les forêts du Cerrado, une autre région métamorphosée par la monoculture au Brésil. Les deux géants du secteur assurent non seulement le négoce et le transport des graines, mais ils fournissent aussi engrais et infrastructures aux exploitants des parcelles. Selon la Banque mondiale, l’utilisation de produits agrochimiques a augmenté de 1 000 % ces vingt dernières années en Argentine à cause du soja OGM.
Malgré les 650 millions d’hectares déjà brûlés et défrichés en Amérique du Sud, essentiellement pour l’agriculture et l’élevage, la destruction de forêts, de savanes arborées, de zones humides se poursuit. Après le moratoire de 2006 obtenu auprès des entreprises et du gouvernement brésilien par des ONG comme Greenpeace, pour protéger le cœur de l’Amazonie, le soja se répand comme une tache d’huile dans les contrées voisines. Le taux de conversion des paysages du Chaco à la monoculture industrielle à coup de bulldozer et d’incendies est « l’un des plus élevés du monde », selon Migthy. Plus de 8 millions d’hectares y ont été défrichés en seulement une douzaine d’années, entraînant des émissions estimées à plus 3 000 millions de tonnes métriques de dioxyde de carbone entre 1985 et 2013, indique le rapport de Mighty citant une étude publiée dans la revue scientifique, les Pnas.
« Manifeste de Cerrado »
Car face à une demande qui explose, environ 120 millions d’hectares de terres sont désormais voués au soja, essentiellement aux Etats-Unis, au Brésil et en Argentine. Sa production grimpe de plus de 5 % par an en moyenne depuis 40 ans – bien plus vite que les céréales –, et a atteint 336 millions de tonnes en 2017.
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Alors à défaut de pouvoir agir en amont, les ONG tâchent d’alerter les consommateurs, faisant au passage pression sur les entreprises situées en bout de chaîne. Ce n’est pas sans effet. Ainsi le 21 mars, journée internationale de la forêt, Carrefour a rendu public sa politique « zéro déforestation » ; celle-ci cible l’huile de palme, le bœuf, le bois et le papier, ainsi que le soja. Sur ce dernier point, le distributeur annonce vouloir essayer d’établir une traçabilité de ses approvisionnements au Brésil. Avec L’Oréal, Danone, Casino, le Groupe Bel, mais aussi Unilever, Walmart, McDonald’s et d’autres, Carrefour avait déjà signé le Manifeste de Cerrado, lancé en 2017 par des ONG pour tenter de sauver les dernières parcelles de nature de cette région. Pour sa part, le gouvernement français, vient de lancer des consultations sur sa future « stratégie nationale sur la déforestation importée ».
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Martine Valo
photo : Arbres arrachés illégalement en Argentine. JIM WICKENS / MIGHTY EARTH