Frédéric Jiguet, ornithologue et docteur en écologie, appelle, dans un entretien au « Monde », « à une approche scientifique raisonnée et robuste » de la chasse.
Pour le professeur Frédéric Jiguet, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, qui effectue ses recherches dans un laboratoire de biologie de la conservation affilié au CNRS et à la Sorbonne, il est possible de « prélever une partie des individus d’une espèce en croissance, qui parfois n’a plus de prédateur, sans mettre en danger ces populations ».
Alors que la biodiversité s’effondre, la chasse et la protection de la nature sont-elles compatibles ?
Frédéric Jiguet : Oui, pour certaines espèces très abondantes. De nombreux pays d’Europe et d’Amérique du Nord le montrent, en pratiquant une chasse raisonnée : on peut prélever une partie des individus d’une espèce en croissance, qui parfois n’a plus de prédateur, sans mettre en danger ces populations. En Amérique du Nord, par exemple, la chasse aux canards et aux oies fait l’objet d’un suivi très précis, qui permet de déterminer chaque année un quota de prélèvement : les populations sont ainsi stabilisées et la chasse peut continuer. C’est ce qu’on appelle la gestion adaptative.
Les chasseurs français disent exercer une « régulation ». Ce discours est-il justifié ?
Ils ont effectivement ce rôle à jouer pour certaines espèces, puisque l’homme a dérégulé les écosystèmes en éliminant les grands prédateurs. En France, c’est le cas avec les sangliers ou les cervidés, qui n’ont pas (ou peu) de prédateurs, qui se reproduisent très bien, sont en augmentation, et dont il faut que les effectifs demeurent compatibles avec les activités humaines – agricoles, forestières ou de circulation routière.
Le cas emblématique est celui du sanglier : même une chasse intense ne parvient pas à contenir les effectifs. Peut-être n’y a-t-il plus assez de chasseurs ? A moins que l’on ne continue ici ou là de les nourrir pendant la mauvaise saison, pour s’assurer du gibier aux beaux jours… En Asie, le prédateur du sanglier est le tigre. On peut difficilement imaginer l’introduire dans les campagnes françaises… Pour les cervidés, en revanche, on pourrait compter sur le retour du lynx ou du loup.
Qu’en est-il des animaux nuisibles, désormais appelés « espèces susceptibles de causer des dégâts » ?
Le renard, le blaireau, les corvidés sont chassés, voire pourchassés, mais on se heurte à un manque total d’évaluation de l’efficacité de ces régulations. 600 000 corneilles sont tuées chaque année en France. Est-ce qu’il y a moins de dégâts là où l’on en tue le plus ? On n’en sait rien. Par ailleurs, les dernières données scientifiques montrent que ces espèces ont un rôle à jouer. Et qu’une régulation élevée peut avoir l’effet inverse à celui recherché.
Le blaireau, par exemple, est chassé, car potentiellement vecteur de la tuberculose bovine. Mais plus on les tue, plus on augmente la dispersion de ceux qui restent (puisqu’ils peuvent se déplacer sans rencontrer de concurrents), donc plus on risque de disséminer la maladie. Pourtant, le blaireau est encore tiré, déterré, comme s’il était évident qu’il en fallait moins. Les renards, que l’on régule parce qu’ils mangent quelques poules, limitent la propagation de la maladie de Lyme en chassant les petits rongeurs porteurs des tiques qui la propagent. Et l’on ne s’interroge pas davantage sur le coût, pour la société, de cette régulation par rapport au coût des dégâts dans les poulaillers…
La chasse peut-elle être mise en cause dans la disparition actuelle de certaines espèces ?
Oui. La France est l’un des seuls pays d’Europe à autoriser la chasse d’espèces menacées en arguant du fait que les prélèvements ne sont pas responsables du déclin de ces espèces. Pour les animaux abondants, les chasseurs expliquent que leur prélèvement limite les effectifs, quand, pour les espèces en déclin, et tout de même chassées, ils expliquent que la chasse ne diminue pas les effectifs, et ne contribue pas à cette disparition…
En France, nous avons la plus longue liste d’espèces chassées, incluant le plus grand nombre d’espèces menacées. Pour les seuls oiseaux, quand certains pays européens en chassent quatre ou cinq espèces, nous en chassons 64, dont une vingtaine d’espèces en danger d’extinction (courlis cendré, tourterelle des bois, barge à queue noire, fuligule milouin, grand tétras…).
Or, pour les espèces en déclin, les rares études publiées prouvent que la chasse peut générer une mortalité additionnelle non négligeable, même si les causes essentielles sont l’intensification de l’agriculture, les pesticides ou le changement climatique. Pour le bruant ortolan, autrefois chassé dans le Sud-Ouest, les populations chassées étaient deux fois plus en déclin que les autres. Si on stoppe la chasse, cela ne veut pas dire que, tout d’un coup, l’espèce se portera bien, mais c’est lui laisser deux fois plus de chances de survie.
Vous appelez donc à un arrêt complet de la chasse pour certaines espèces d’oiseaux…
J’appelle à une approche scientifique raisonnée et robuste, pour estimer si des prélèvements sont possibles. La chasse peut avoir un impact sur l’accélération du déclin de certaines espèces d’oiseaux migrateurs. On devrait donc appliquer un principe de précaution.
N’est-ce pas le cas dans le nouveau comité d’experts pour la gestion adaptative des espèces, dont vous faites partie, qui a été créé en mars, pour adapter la chasse à l’état de conservation des espèces ?
Sur les quinze « experts », on dénombre sept chercheurs académiques, mais huit personnes présentant des conflits d’intérêts majeurs, notamment financiers, avec les pro ou les antichasse. On nous demande de prouver l’impact négatif de la chasse avant que des décisions soient prises. Or, ces études sont chères donc rares. Et les avis de ce comité ne sont pas toujours suivis par les politiques : pour le courlis cendré, par exemple, que la France est le dernier pays d’Europe à chasser, le comité a recommandé l’arrêt de sa chasse étant donné la situation catastrophique de l’espèce. Mais un quota de 6 000 « prélèvements » a tout de même été décidé par le ministre de l’écologie de l’époque, François de Rugy. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a déposé un recours devant la justice administrative. Et le Conseil d’Etat a cassé l’arrêté ministériel, rappelant l’avis des experts scientifiques.
Tout cela est incohérent. Nous nous sommes collectivement émus, au printemps, d’entendre qu’un million d’espèces étaient menacées d’extinction sur la planète, lors d’un congrès mondial sur la biodiversité (IPBES) que nous étions fiers d’accueillir en France. Et quelques mois plus tard, un arrêté permettait la chasse au courlis ! Les enjeux politiques ont pris le dessus. Il est temps que le gouvernement et les responsables de la chasse tiennent un discours responsable sur ces espèces menacées.
Quel pourrait être ce discours de raison ?
Nous devons préserver les espèces en voie de disparition. A force de demander toujours plus, de tout justifier, de vouloir défendre le tir d’espèces menacées, les chasseurs perdent beaucoup de crédibilité. La régulation des sangliers, des cervidés, serait mieux acceptée par les Français si les chasseurs acceptaient une adaptation à la dynamique des populations d’oiseaux migrateurs, comme le font les Américains depuis vingt-cinq ans. Et une adaptation de leur activité de loisir au besoin de reconnexion à la nature d’une grande majorité de nos concitoyens.