La prolifération des sangliers, un casse-tête écologique

Ravageur de cultures et gros gibier de choix des chasseurs, le sanglier apparaît comme l’ennemi rural numéro 1. Comprendre les raisons de sa prolifération n’est pas simple. Savoir comment la limiter est un casse-tête encore plus complexe. Reporterre esquisse des pistes de compréhension du problème.

C’est un marronnier, un classique, de l’affrontement rituel entre chasseurs et écolos : le sanglier. Les premiers se déclarent seul rempart face à une espèce devenue envahissante et qui multiplie les dégâts aux cultures. C’est à ce titre qu’ils ont récemment obtenu une dérogation au confinement, ou encore une extension de la saison de la chasse à celle que l’on appelle aussi la « bête noire ». De l’autre, les associations environnementales dénoncent les pratiques des chasseurs, qui ont favorisé la population de sangliers. « C’est un comble que les chasseurs se présentent comme la seule solution à un problème qu’ils ont eux-mêmes créé », s’insurge ainsi Yves Vérilhac, directeur général de la Ligue de protection des oiseaux (LPO).

Entre les deux camps, les agriculteurs constatent les dégâts. « J’ai eu des milliers de mètres carrés de prairie retournés », témoigne Aurélien Mourier, éleveur dans le nord de l’Ardèche. Les sangliers fouillent la terre sur plusieurs centimètres à la recherche de vers et d’autres bêtes à grignoter. « Cela compromet totalement les récoltes de fourrage, et cela fait ressortir les pierres, fait que le sol n’est plus plat. Donc, quand on revient dans la prairie, on risque de casser le matériel. »

La bête est mobile, maligne, productive : aujourd’hui, on ne sait toujours pas compter les sangliers. Les tableaux de chasse servent d’indicateurs : la Fédération nationale de chasse comptait 30.000 sangliers tués dans les années 1970, on en est à plus de 800.000 aujourd’hui.

Le sanglier, une « bénédiction » pour la chasse

La faute aux chasseurs ? En fait, l’affaire est multifactorielle. Historiquement, les chasseurs ont bien leur part de responsabilité, estime Éric Baubet, spécialiste du sanglier à l’Office français de la biodiversité (OFB) : « Dans les années 1960, la base de la chasse était le petit gibier. Mais celui-ci s’est effondré. Donc, les chasseurs se sont tournés vers le gros gibier. Le sanglier a été une sorte de bénédiction, les chasseurs ont fait ce qu’il fallait pour augmenter les populations. Si l’on épargne les grosses femelles, qui font plus de petits, la population s’installe rapidement. »

D’autres facteurs ont aidé. Développement d’une agriculture intensive avec de grands champs de maïs — qui apportent aux suidés ressources alimentaires et cachettes — et autres grandes cultures qui les ont nourris ; déprise agricole et exode urbain qui leur ont ouvert de nouveaux espaces ; plus récemment, le changement climatique, en favorisant la production de fruits (glands, châtaignes) par les arbres forestiers, a multiplié encore leurs ressources. Un détail, aussi : il y a de moins en moins de chasseurs, donc moins de « pression de chasse », comme on dit dans le jargon.

À la Fédération nationale des chasseurs (FNC), on préfère insister sur ces critères environnementaux. « La population de sangliers peut tripler quand il y a de la nourriture à disposition et des hivers doux », nous assure-t-on. « Et puis, les paysages et l’agriculture ont changé, la fermeture des milieux les favorise. Ce ne sont pas les chasseurs qui provoquent l’augmentation de la population de sangliers. »

Malins et adaptables, les sangliers bénéficient de certains aspects de l’agriculture intensive et du réchauffement climatique.

« Les chasseurs sont des pompiers pyromanes, ils sont responsables de la dynamique de la population de sangliers », conteste à la LPO Yves Vérilhac, qui dénonce « des années de lâchers, d’agrainage [mettre des grains à disposition], d’importation de sangliers des pays de l’Est et de chasse en enclos privés [où l’on maintient la population grâce à l’élevage, et dont les animaux peuvent s’échapper]. » Aujourd’hui, il n’est plus possible de lâcher des sangliers d’élevage ou importés dans la nature, ceux-ci sont réservés aux parcs de chasse fermés et commerciaux. Mais des infractions persistent parfois localement. Ainsi, la Confédération paysanne de l’Ardèche a fait condamner, en février 2020, un éleveur qui fournissait en sangliers — ensuite relâchés — des associations de chasse du département.

L’agrainage, lui, est strictement encadré. Là encore, les associations écologistes dénoncent des abus. Le naturaliste Pierre Rigaux est plus circonspect : « Que ce soit pour favoriser la population de sangliers ou les détourner des cultures, on ne connaît pas bien l’efficacité de tout cela. »

Une autre accusation courante est que les chasseurs ont croisé des sangliers avec des cochons, afin d’augmenter leur taux de reproduction et de les rendre plus faciles à chasser. « On n’a aucune preuve que cela a été le cas », estime Éric Baubet, à l’OFB. « Nous n’avons les outils que pour mesurer les hybridations de première génération [au niveau des parents], et elles sont très faibles et pas différentes de ce que l’on trouve partout en Europe », dit-il. « De toute façon, pas sûr qu’il y ait besoin d’aller chercher dans cette direction. Il suffit de chasser une femelle de moins pour avoir six petits de plus ! »

Donc, les causes de l’explosion démographique sont multiples. D’ailleurs, doit-on vraiment s’en inquiéter ? Là encore, tout est une question de point de vue. « En biologie, parler de surpopulation n’a pas de sens », précise Éric Baubet. Tant que le milieu les nourrit suffisamment, difficile de déclarer que les sangliers sont trop nombreux.

C’est donc du point de vue de certaines activités humaines que les sangliers sont déclarés en surnombre. Collisions routières, propagation de la peste porcine, retournement des terrains de sport et surtout, dégâts agricoles. Ces derniers n’ont cessé d’augmenter. Ils sont indemnisés par les chasseurs qui dans les années 1960, en échange du droit de chasser et gérer le gibier, ont accepté de payer les indemnisations. Selon la Fédération nationale des chasseurs, elles ont bondi de 50 % en dix ans, de 30 à 45 millions d’euros.

« Un bon sanglier est un sanglier mort »

Paradoxe, « on a cru que le sanglier allait sauver la chasse, qu’avec ce gibier de fond, on maintiendrait des adhérents. En fait, il est en train de la tuer », constate David Pierrard, directeur du domaine de Belval (Ardennes). Le lieu fait à la fois de la préservation de la biodiversité et de la formation des chasseurs. « C’est la banqueroute des fédérations départementales de chasse, certaines n’arrivent plus à indemniser les dégâts ! » La Fédération départementale des chasseurs des Landes, notamment, a frôlé la faillite l’an dernier. « D’autres départements sont à flux tendu, dans le Nord-Est ou autour des Landes : le Gers, les Pyrénées-Orientales », confirme-t-on à la FNC. Pour David Pierrard, la solution à cette situation est donc sanglante : « Aujourd’hui, un bon sanglier est un sanglier mort, c’est malheureux ce que je vous dis, mais on en est là. »

Pourtant, la « bête noire » prospère. Pas seulement en France d’ailleurs, mais « partout en Europe », précise Éric Baubet. Pourquoi ? « Le sanglier s’adapte très vite », déplore la FNC. Il sait repérer les zones peu chassées, trouver les lieux où il sera bien nourri et à l’abri. Dans le Parc national des Cévennes, des discussions étroites entre chasseurs, agriculteurs et techniciens du parc tentent de le maintenir à un niveau acceptable pour les activités agricoles. « Mais on subit », constate Maxime Redon, le chargé de mission Chasse du parc. « On gère a posteriori, la population a une dynamique plus rapide que nous. » Les grosses laies sont celles qui font le plus de petits. « Mais si on les tue, cela peut sélectionner les jeunes qui se reproduisent de plus en plus tôt », poursuit-il. « Donc, on est gênés, on n’a pas de message clair. On se contente de dire : “Tuez du sanglier.” »

Les sangliers retournent le sol à la recherche de nourriture, ce qui endommage de nombreuses cultures.

Pourtant, le chasseur ne chasse pas toujours suffisamment. « La chasse est un loisir, donc il faut qu’il y ait le plus de gibier possible », estime Aurélien Mourier, l’éleveur ardéchois. « Chez moi, ils arrêtent la chasse au sanglier mi-décembre pour en laisser pour la reproduction. » « C’est une affaire de gros sous, il faut que ce soit giboyeux pour que les chasseurs acceptent de payer les baux de chasse », observe Yves Verilhac, à la LPO. Sur le terrain, dans le parc national des Cévennes, « on a plutôt affaire à des chasseurs soucieux de ne pas trop tuer », rapporte Maxime Redon. « Localement, il faut rappeler aux chasseurs que le bon curseur n’est pas forcément au niveau actuel »,admet-on à la Fédération nationale de chasse.

La chasse arrive à réguler les sangliers quand elle le veut bien : « Un plus grand nombre de chasseurs postés, des zones de chasse plus étendues et des chasses effectuées en début de saison, c’est-à-dire avant février, ont fait augmenter le nombre d’animaux abattus », constatait un article scientifique parût début 2020 dans Science of The Total Environment. « La régulation par la chasse peut marcher », résume le chercheur de l’OFB. Mais c’est un obstacle presque psychologique qu’il a constaté : « Les chasseurs ont oublié qu’avant, il y avait peu de sangliers. Donc, le niveau de la population qui va leur servir de référence est élevé. Sur une commune, ils penseront que vingt sangliers est la population “normale”, alors que c’était cinq avant. Ils ont peur de tuer la poule aux œufs d’or, car s’il n’y a plus de sangliers en France, il n’y a plus grand-chose à chasser ! »

Habiter et cultiver autrement nos campagnes

La LPO en appelle donc à des méthodes plus radicales, et à se passer de chasseurs. « Vous confiez la mission à l’armée, vous mettez un mirador et vous agrainez. C’est comme cela que les Allemands font », dit Yves Verilhac. Moins martial, Aurélien Mourier, adhérent de la Confédération paysanne, défend avec son syndicat un recours plus fréquent au piégeage. Des cages dans lesquelles de la nourriture est disposée permettent d’attirer les bêtes, qui sont ensuite exécutées. « Mais les chasseurs n’aiment pas que l’on vienne prélever “leurs” sangliers sans qu’ils aient eu l’occasion de s’amuser à les chasser », remarque l’agriculteur. Un récent arrêté du ministère de la Transition écologique va dans son sens, en donnant au préfet le pouvoir de lancer des opérations de piégeage.

Face à l’hécatombe annoncée et désirée, on se prend à espérer d’autres solutions pour contenir la bête noire. Les clôtures électriques, déjà utilisées, ne pourraient-elles pas être plus répandues ? Un problème est qu’il ne faut pas que la moindre herbe touche les fils, au risque d’annuler l’effet de décharge électrique. « Au printemps, il faut couper l’herbe toutes les semaines, c’est un coût d’entretien énorme », déplore Aurélien Mourier. « Sans compter que sur des surfaces en pente avec des buissons biscornus, ça devient quasiment impossible. »

La stérilisation, elle, a été écartée pour l’instant. « Ce serait jouer avec des molécules dont on connaît mal les effets. Il y a un risque qu’un humain qui mange du sanglier stérilisé le soit à son tour », note Éric Baubet.

Pierre Rigaux, lui, voit la solution dans une évolution de long terme de l’agriculture : « Une minorité de cultures concentre l’énorme majorité des dégâts. S’il y avait moins de maïsiculture intensive, il y aurait moins de dégâts et si on revenait à des parcelles plus petites, elles seraient plus faciles à protéger. » C’est en fait toute la campagne, notre façon d’y habiter et de la cultiver, qui serait à repenser. Ce n’est pas un moindre casse-tête.

Source : Reporterre

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