EDF transforme depuis 2019 l’ouvrage hydroélectrique pour permettre à l’espèce, menacée d’extinction, de remonter et descendre plus facilement l’Allier.
Même lorsque la neige couvre les collines alentour, il est facile d’imaginer le bourg de Chanteuges, en Haute-Loire, traversé, l’été, par des randonneurs et des touristes. Il est moins aisé de se représenter cette petite commune aux confins des anciennes régions d’Auvergne et de Rhône-Alpes comme un ancien village de pêcheurs.
Telle était pourtant sa vocation jusqu’à la quasi-disparition des saumons. Il a fallu en interdire la pêche en 1994. On en comptait alors plus qu’une centaine par an à peine, dans le bassin de la Loire. Au XVIIIe siècle, 100 000 de ces grands migrateurs de retour des eaux froides du Groenland traversaient l’estuaire du plus long fleuve de France pour rejoindre ses affluents et leurs lieux de naissance. Environ 20 000 de ces athlètes remontaient jusqu’aux eaux bouillonnantes des gorges de l’Allier. La rivière est l’une des seules d’Europe occidentale à abriter la dernière souche de saumon atlantique sauvage (Salmo Salar).
Chanteuges accueille au demeurant le Conservatoire national de cette espèce majestueuse menacée d’extinction, devenue un emblème de la biodiversité abîmée que l’on tente de restaurer. Le saumon représente aussi l’espoir, pour un territoire rural en quête d’activités économiques, de retrouver l’atout touristique conséquent de la pêche de loisir. Il est en outre un enjeu crucial pour EDF, dont les ouvrages hydrauliques – sa deuxième source de production d’électricité (13 %), après le nucléaire –, bouleversent la vie des cours d’eau.
Dressé en travers de l’Allier à une trentaine de kilomètres du Conservatoire national du saumon sauvage, le barrage de Poutès, que l’énergéticien exploite, est reconnu comme l’une des causes principales du déclin spectaculaire des poissons migrateurs dans l’axe Allier-Loire. Certes le saumon, comme le reste de la faune aquatique, pâtit de menaces environnementales multiples, mais pour lui l’équation est simple : s’il ne peut atteindre des sites sûrs, frais, riches en sable et en gravier pour se reproduire, il n’y aura plus du tout de jeunes smolts pour dévaler plus de 900 kilomètres de rivières et entreprendre une étonnante odyssée dans l’Atlantique.
« Transparent » trois mois par an
Déjà en 1930, l’administration des eaux et forêts s’était opposée à la construction d’un ouvrage infranchissable juste au-dessous des meilleures frayères du Haut-Allier. Poutès, dont la retenue d’eau est située à Alleyras et les turbines en contrebas, à Monistrol-d’Allier (Haute-Loire), est néanmoins mis en eau en 1941. Sa concession pour cinquante ans sera confiée à EDF en 1956. Depuis, l’entreprise a dû se résoudre à tenir compte des exigences de la société civile, et elle affiche désormais sa volonté de faire du Nouveau Poutès « une première dans le monde de l’hydroélectricité », un projet d’ouvrage reconfiguré « sans équivalent » qui « mettra l’innovation au service de la biodiversité ».
Sous quelques flocons voltigeant en ordre dispersé, des ouvriers sont au travail. Le chantier – estimé à 20 millions d’euros – a commencé en mai 2019 et doit s’achever avant l’été 2022. Un grand vide se découpe au centre du mur de béton de vingt mètres de haut qui barre la gorge en pleine nature. Là seront installées deux vannes de cinq mètres de large destinées à être maintenues grand ouvert pendant la période de montaison des saumons, soit un mois au printemps et deux à l’automne. Cette période où le barrage sera « transparent », comme on dit chez EDF, constitue l’élément le plus significatif de son évolution avec son abaissement, puisqu’il sera ramené à sept mètres de haut.
Sylvain Lecuna, responsable du projet Nouveau Poutès chez EDF, énumère les autres aménagements conçus à partir de conseils de scientifiques. Ici, l’ascenseur à poissons – installé dès 1986 –, a été modernisé pour déposer ses passagers plus bas dans la rivière et faciliter la montaison des saumons toute l’année. Là, le toboggan, qui permet leur dévalaison. Les grilles de la prise d’eau ont été repensées pour empêcher que les poissons s’engouffrent dans la canalisation descendant jusqu’aux turbines, plus de 3 km plus bas.
Les anguilles, qui ne migrent pas aux mêmes moments, ont leur propre passe, dont le fond est doté d’une sorte de tapis-brosse. Des caméras suivent l’affaire de près vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Un compromis miraculeux
La retenue d’eau a connu un changement spectaculaire qui n’est plus visible que sur des photos. Seule une ligne sombre sur les rives abruptes laisse deviner le niveau qu’elle atteignait encore il y a quelques mois. Elle s’étend sur 400 m de long, alors qu’elle s’étirait sur 4 km ; sa surface s’élevait à 17 mètres, elle peut désormais en atteindre sept au maximum, indique Sylvain Lecuna. C’est une bonne nouvelle pour les jeunes saumons. « Avant, ils mettaient jusqu’à vingt-deux jours pour trouver comment en sortir, maintenant quatre heures leur suffisent,commente-t-il. Des émetteurs ont été posés sur des smolts pour le savoir. »
Tant mieux, car le temps leur est compté. Nés en eau douce, les juvéniles, ou tacons, disposent d’une fenêtre biologique de trente à quarante-cinq jours pendant laquelle ils se muent en poisson marin, ou smolt, et doivent impérativement atteindre l’estuaire de la Loire avant que l’eau ne dépasse 17 °C, explique Céline Bérard, directrice adjointe du Conservatoire national du saumon sauvage, à Chanteuges. Derrière elle, dans une pièce vitrée, un adulte d’un bon mètre de long fixe le visiteur, l’air solitaire.
« Quand je parle de mètres carrés de bassins et pas de mètres cubes devant des pisciculteurs, ils croient que je me trompe », déclare-t-elle en souriant. Façon de dire qu’ici, « [ils] les chouchoute[nt], [leurs]marathoniens », loin des conditions des fermes d’élevage aquacole. Le principe cependant est le même : favoriser la reproduction de géniteurs, puis l’éclosion d’œufs d’une espèce qu’on espère voir prospérer.
Depuis sa création en 2001, le Conservatoire a un savoir-faire reconnu : il envoie des œufs à ses homologues en Allemagne dans l’espoir de voir le poisson migrateur revenir dans le Rhin. L’équipe de Chanteuges a de son côté expérimenté plusieurs techniques de lâchers dans l’Allier. Elle déverse actuellement 470 000 alevins et 250 000 smolts par an dans plusieurs sites. Le repeuplement autosuffisant est loin d’être acquis pour autant. L’état de l’habitat naturel est en effet essentiel. Sans une bonne continuité d’écoulement de la rivière, les taux de mortalité sont énormes.
« Nous avons trouvé la solution qui répond à des enjeux contradictoires : permettre la migration tout en maintenant 85 % de notre production d’électricité, de quoi alimenter 34 000 habitants », se félicite pour sa part Yves Giraud, directeur de la division hydraulique d’EDF. Il n’hésite pas à parler du « miracle de Poutès » devant une assemblée de quelques élus, pêcheurs, représentants d’ONG de défense de la nature, prête, comme lui, à s’autocongratuler. Tous savent que le compromis qui a fini par émerger avait longtemps paru impossible.
« Les intérêts d’EDF ont primé »
Le Nouveau Poutès s’est imposé après trois décennies de mobilisation écologiste lancée par le WWF et France Nature Environnement (FNE) en 1986, en faveur d’une « Loire vivante » et pour l’effacement de plusieurs barrages sur ses affluents.
Celui de Poutès a concentré des tensions, des conflits durs qui ont donné lieu à des occupations de locaux par les défenseurs de la nature et à de multiples réunions, jusqu’à l’Assemblée nationale et dans les ministères successifs. La hache de guerre a été enterrée en 2010 dans les suites du Grenelle de l’environnement, mais pas les débats, qui se sont poursuivis, nourris par d’innombrables études.
« Poutès a décimé les saumons, dévasté les frayères pour produire peu d’électricité et peu de retombées économiques localement. Le projet actuel est un verre à moitié plein, il améliore la situation, mais reste insatisfaisant », tranche Jean-David Abel. Vice-président de FNE, il connaît bien ce dossier et énumère les espoirs déçus : il avait été un temps envisagé de détruire le barrage, puis de le réduire davantage. « Les intérêts d’EDF ont primé sur ceux de la conservation,estime-t-il. L’Etat a renouvelé la concession[en 2006] et a demandé ensuite à l’entreprise de proposer une solution, sans lui imposer de cahier des charges ni d’objectifs quantifiables et vérifiables. »
Roberto Epplé a quitté la Suisse il y a trente ans pour venir défendre les rivières françaises au sein de l’association SOS Loire vivante, qu’il a présidée, puis fonder l’ONG European Rivers Network. A Chanteuges, il défend le Nouveau Poutès au nom du réalisme et de « l’intelligence collective » qui a permis à ce projet d’aboutir. « Notre combat, ce n’est pas de défendre le saumon, mais les rivières européennes qui sont à l’agonie »,martèle-t-il.
Autour de lui, élus et pêcheurs se demandent, eux, quand la pêche au saumon va bien pouvoir être de nouveau ouverte.