Chronique. Souvenez-vous, c’était il y a dix ans. Aussitôt publié, chaque article de presse, chaque reportage, chaque entretien détaillant les effets en cours et à venir du changement climatique était relativisé, attaqué, suspecté d’alarmisme, de militantisme, etc. Chacun se positionnait de part et d’autre de ce qui semblait une authentique controverse savante. En réalité, de réelle dispute scientifique, il n’a jamais existé : ce n’est qu’en faisant le siège des plateaux de télévision, des rayonnages des librairies et des couvertures des hebdomadaires, qu’une dizaine de bateleurs sont parvenus, en France, à implanter le climatoscepticisme dans l’opinion.
Un nouveau « scepticisme » voit le jour. Il s’attaque à l’autre grande crise environnementale, celle de la biodiversité ; il est sans doute déjà à l’œuvre dans le choix du gouvernement de réduire fortement son soutien à l’agriculture biologique. Plus discret que son jumeau climatique, ce « biodiversité-scepticisme » est en un sens bien plus inquiétant. Car il s’enracine dans la littérature savante elle-même. Ce n’est pas dans les talk-shows des chaînes d’information en continu qu’il se construit, mais dans les revues scientifiques les plus cotées.
En novembre 2020, Nature publiait par exemple une étude relativisant l’indice Planète vivante, développé par des chercheurs en partenariat avec le WWF, et selon lequel 68 % des populations de vertébrés ont disparu de la surface de la Terre en un demi-siècle. Les auteurs avançaient qu’il s’agissait là d’une présentation alarmiste, la tendance n’étant tirée vers le bas que par une petite proportion d’espèces en fort déclin, de l’ordre de 3 % des espèces de vertébrés. En retirant de l’analyse ces espèces au seuil de la disparition, la baisse catastrophique disparaissait !
Déclin d’une rapidité inouïe
On est peut-être là, en réalité, aux confins de la science et du jeu de bonneteau. Car, comme l’a noté ma collègue Perrine Mouterde dans l’article qu’elle a consacré au débat, les auteurs de l’étude étaient bien plus discrets sur le fait que, si l’on retire aussi de l’analyse les espèces qui prolifèrent au contact des humains, on voit que la chute des populations de vertébrés demeure très forte, supérieure à 40 % en un demi-siècle. Doit-on vraiment relativiser la disparition de la bécassine des marais, du verdier d’Europe ou du traquet rieur au motif que les pigeons et les corneilles prolifèrent, en prospérant sur nos déchets ?
Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. En janvier, une vingtaine de biologistes de la conservation ont analysé, dans la revue Trends in Ecology & Evolution, les grands thèmes émergents de leur discipline. « L’un d’eux, le déni de la perte de biodiversité, a commencé à clairement émerger en 2019, après la publication d’une estimation, largement diffusée, selon laquelle 1 million d’espèces risquaient l’extinction »,écrivent-ils.
L’un des domaines où ce déni s’exerce avec le plus de succès est celui de l’effondrement des insectes, et plus largement des invertébrés. De nombreuses études, sur des écosystèmes et/ou des espèces donnés, suggèrent des déclins d’une rapidité et d’une magnitude inouïes. En 2017, des chercheurs internationaux estimaient la perte de biomasse d’insectes volants dans une soixantaine de zones protégées d’Allemagne à plus de 75 % entre 1989 et 2016.
De nombreux éléments indiquent que cette catastrophe est représentative de la plupart des paysages d’Europe occidentale. De l’autre côté de l’Atlantique, ce n’est guère mieux. Le dernier comptage des monarques de la Côte ouest américaine indique une chute de 99,9 % des populations de l’emblématique papillon migrateur, par rapport aux années 1980. Sur la Côte est, la chute est de l’ordre de 80 % par rapport aux années 1990…
Des réfutations cinglantes
Pourtant les prestigieuses revues Science et Nature Ecology & Evolution ont publié à quelques mois d’écart de vastes méta-analyses relativisant fortement la situation. En agrégeant de grandes quantités de données, ces deux études prétendent ne trouver aucun déclin d’insectes, ou beaucoup plus modeste, voire une augmentation notable de leur abondance, lorsqu’il s’agit d’insectes aquatiques. Mieux : l’agriculture intensive, considérée par l’écrasante majorité des spécialistes comme la cause majeure de l’effondrement en cours de ces bestioles, leur serait, en réalité, bénéfique !
Des dizaines de chercheurs ont publié des réfutations cinglantes de ces études. Les plus fouillées de ces contre-analyses, menées par des consortiums réunis par trois chercheurs français, Laurence Gaume(CNRS), Pierre-André Cornillon (université de Rennes) et Marion Desquilbet (Inrae), y mettent en évidence une accumulation spectaculaire de biais et d’erreurs de toutes sortes. Biais d’échantillonnage, surreprésentation de certaines espèces invasives ou proliférantes dans les jeux de données, assertions fausses, inclusion d’autres espèces que des insectes, interprétations erronées d’images satellites, statistique fautive, inclusion d’études destinées à mesurer la recolonisation d’espaces restaurés après une perturbation, etc. Quiconque prend le temps de se plonger dans la controverse ne peut être que stupéfait de l’onction accordée par des journaux scientifiques à de tels travaux.
Moins d’un an après leur publication, ils ont déjà été cités par plus de 150 études ultérieures. Bardés du prestige des journaux qui les ont publiés, ils disséminent sur de fausses bases, dans le corpus de la connaissance et l’espace public, l’idée que l’effondrement de l’entomofaune, l’un des piliers des écosystèmes terrestres, est très exagéré, voire une vue de l’esprit. La perméabilité de la littérature savante à ce « biodiversité-scepticisme » est peut-être en soi aussi inquiétante que l’effondrement du vivant.