Cet oiseau, prisé pour sa beauté et son chant mélodieux, est victime d’un trafic qui traverse les frontières, de la Méditerranée à la Belgique.
Dans une cage minuscule, au fond du marché aux puces de Marseille, un petit oiseau s’affole. Masque rouge autour du bec, éclat jaune aux ailes, quelques touches de noir et de blanc : c’est un chardonneret élégant. Un client s’en approche, le vendeur surgit et, en quelques secondes, l’homme repart dans le tumulte du grand bazar, son butin enfoui dans un sac plastique.
Quelques pas plus loin, entre l’allée des viandes et celle des épices, ce sont deux hommes qui palabrent, accroupis devant une cage où s’entassent cette fois cinq ou six oiseaux de la même espèce. « Il y a quelques années, les chardonnerets étaient vendus en pleine rue, maintenant, ils les cachent… On gagne du terrain, ils ont au moins compris que c’était illégal », note Jean-Yves Bichaton, chef du service départemental de l’Office français de la biodiversité (OFB), qui s’efforce de démanteler le trafic de cet oiseau protégé.
Des deux côtés de la Méditerranée, dans le sud de la France et plus encore au Maghreb, le chardonneret se meurt d’être tant adoré. Sa capture à l’état sauvage a pris une telle ampleur qu’elle menace l’espèce, déjà fragilisée. La passion pour cet oiseau est ancienne – en Afrique du Nord, on trouve trace de son usage domestique dès le VIIIe siècle. Il porterait chance au foyer. Sa beauté, délicate, a charmé plus d’un peintre. Et, pour une fois, son ramage se rapporte à son plumage : son chant est vif, virevoltant, varié… Si bien que certains capturent des oiseaux pour les « écoler » (les entraîner), les enfermant plusieurs mois avec un oiseau maître chanteur ou des enregistrements sonores, afin qu’ils apprennent à imiter leurs vocalises à la note près. Les plus virtuoses prennent une grande valeur, qui peut dépasser les 500 euros.
« Savoir comment c’est organisé »
Mais le plus souvent, son commerce est moins juteux. En France, les spécimens tout juste capturés seraient vendus entre 20 et 50 euros, puis revendus jusqu’à 80 à 100 euros au marché aux puces de Marseille, épicentre de ce trafic. Leurs prédateurs : « Ça va du passionné qui fait ça par tradition familiale, sans y voir le mal, à des trafiquants polyvalents, qui s’en servent comme ressource d’appoint », expose Jean-Yves Bichaton.
Si la peine encourue est de trois ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende, les condamnations sont, de fait, bien plus faibles. Et le trafic, dit-on, est plus rentable que le cannabis. Pas besoin d’investir ni d’aller loin pour s’en procurer : l’oiseau est commun sur les terrains vagues et les friches des zones urbaines, sur toute la côte méditerranéenne. Dans les quartiers nord de Marseille, par exemple.
On y retrouve M. Bichaton, en repérage. « On nous a signalé un terrain où il y aurait des captures assez intensives depuis quelque temps », annonce-t-il. Sur la route, des squats, des vendeurs de cigarettes à la sauvette, un immeuble en ruine, une voiture brûlée… Et, enfin, passé un chemin de fer, une sorte de no man’s land. « On y est, montre l’agent de l’OFB en longeant un vaste terrain embroussaillé, derrière un grillage. Là, il faut être discret, on peut vite se faire repérer. » Nul braconnier ce jour-ci, les inspecteurs de l’environnement repasseront. « On surveille, on peut intervenir sur un flagrant délit avec la police, mais on cherche surtout à savoir comment c’est organisé, qui fait quoi, et quelle est l’ampleur du trafic », explique-t-il.
Entre octobre et décembre, les chardonnerets, poussés par le froid, migrent vers le sud en vols denses. « On en a vu attraper jusqu’à soixante oiseaux en une matinée, relève Jean-Yves Bichaton. Parmi eux, 90 % meurent dans les mois qui suivent. Ils ne se remettent pas du traumatisme de la capture. »
Dans les bureaux de l’OFB des Bouches-du-Rhône, le matériel saisi donne une idée des méthodes employées. Une petite cage bricolée, où un oiseau, l’« appelant », attire ses congénères en chantant ; des brindilles couvertes de glu ; ou encore la cage à trébuchet, avec son couvercle qui se referme d’un coup sec sur l’animal piégé. Au printemps, certains se contentent de voler les œufs et les oisillons dans les nids.
Globalement, le trafic semble artisanal, et la plupart des dossiers se résument à une poignée d’oiseaux mal en point… « Est-ce que ces braconniers ont un réseau organisé entre eux ? Les enquêtes n’ont pas encore permis de le démontrer », note Michel Sastre, premier vice-procureur de Marseille. Les chardonnerets ne sont pas non plus la priorité d’une justice surchargée… « Même s’il y a une sensibilité qui monte sur l’environnement », assure le magistrat.
Volatile classé « vulnérable »
Signe d’une biodiversité qui s’érode, le chardonneret élégant est menacé, et pas seulement par les braconniers. Classé vulnérable sur la liste rouge des oiseaux de France, il a subi, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), une réduction de près de 40 % de ses effectifs en dix ans. En cause, l’intensification de l’agriculture et le recul des prairies. « La réforme de la PAC de 2015 a fortement réduit les chaumes et les sols “nus”en hiver, où restaient des grains et des plantes adventices qui fournissaient une ressource alimentaire à ces oiseaux granivores », précise Frédéric Jiguet, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. Le braconnage, « avec probablement des milliers d’oiseaux capturés chaque année »selon l’UICN, est une cause de mortalité additionnelle, dont l’ampleur n’est pas précisément évaluée en France.
Au Maghreb par contre, ses effets sont très nets. Selon une étude publiée en 2017 dans Scientific Reports, le « braconnage industriel » du chardonneret a commencé au début des années 1990. Entre 1990 et 2016, son aire de répartition s’est réduite de 57 %, et il a quasiment disparu de Tunisie et d’Algérie. Cette pénurie a conduit, selon l’étude, « à l’augmentation de sa valeur économique et à la mise en place d’un réseau d’échanges internationaux dans l’ouest du Maghreb », le Maroc approvisionnant massivement ses voisins.
Quinze millions de chardonnerets seraient ainsi détenus dans les foyers marocains, algériens et tunisiens, provenant presque exclusivement de captures à l’état sauvage. « C’est très paradoxal, la population sait que le chardonneret a quasiment disparu de son milieu naturel et que son commerce est interdit, mais, malgré tout, la demande de spécimens sauvages reste très importante », commente Sadek Atoussi, chercheur en écologie à l’université du 8-Mai-1945, à Guelma, en Algérie.
La Belgique, plaque tournante notoire
Le trafic ne faiblit pas, et traverse les frontières. Des chardonnerets d’Afrique du Nord sont emportés en France, voyageant en ferry dans de petites boîtes cachées au fond de la voiture. Certains passent aussi par l’Espagne. « Malgré la pénurie au Maghreb, on continue à saisir des oiseaux à l’import… Mais ce qui est nouveau, c’est qu’on commence à voir aussi l’inverse, des chardonnerets qui passent de la France au Maghreb », relate Fabrice Gayet, référent des douanes pour la faune et flore.
Parvenus dans les ports du sud de la France, certains spécimens poursuivent leur route vers le nord. A Paris, le marché aux oiseaux, qui ouvrait les dimanches sur l’île de la Cité, a été fermé par la Mairie en février, officiellement pour mettre fin à ces trafics illégaux. Qu’à cela ne tienne : la Belgique est aussi une plaque tournante notoire. On y retrouve des chardonnerets importés, du Maghreb donc, et de France ; d’autres exportés vers les Pays-Bas, l’Italie… Sans compter ceux qui sont capturés et revendus localement.
En Belgique comme dans le nord de la France, cet attachement est aussi culturel. « Avant, les mineurs descendaient au fond des mines avec des canaris pour prévenir du coup de grisou, car ces oiseaux sont très sensibles au gaz. Le rapport à l’oiseau est resté très ancré, avec des concours de chant, de beauté, des croisements entre canaris et chardonnerets… », raconte Jean-Michel Vasseur, chef adjoint du service de l’OFB du Nord, qui compte une dizaine de procédures complètes par an. Des chasseurs et pêcheurs surtout, qui braconnent à la tenderie – un filet tendu à la verticale –, piégeant des chardonnerets mais aussi des tarins des aulnes, des sizerins flammés, des bouvreuils, des pinsons, des verdiers…
Concernant le commerce de ces oiseaux, la Belgique a l’avantage d’être plus souple que la France, où seuls de rares éleveurs capacitaires sont autorisés à détenir des chardonnerets d’apparence sauvage, issus de l’élevage – les chardonnerets croisés pour obtenir certains coloris sont, eux, considérés comme domestiques.
En Belgique, il suffit au contraire que l’oiseau soit bagué pour autoriser sa détention. « Plus de 90 % des éleveurs détiennent des oiseaux capturés illégalement, auxquels ils posent une fausse bague pour les “légaliser”, ce qui leur permet de doubler ou de tripler leur prix », explique Fabien Molenberg, garde pour l’unité antibraconnage de la région wallonne. L’officier croule sous les dossiers, dont certains mettent au jour un trafic plus structuré : « Il y a ceux qui capturent, ceux qui recèlent, ceux qui ont le réseau pour écouler les oiseaux… Certaines bandes sont organisées en associations de malfaiteurs, comme des trafiquants de drogue. »
Le Monde 28 décembre 2021