Une étude parue en janvier illustre à quel point la prise de conscience de la crise de la biodiversité tarde à venir. Dans sa chronique, Perrine Mouterde, journaliste au « Monde », en analyse les raisons.
Les activités humaines pourraient-elles, à terme, provoquer une sixième extinction de masse ? Pas de panique, le problème n’est pas là. En tout cas pour Elon Musk. Selon le PDG de SpaceX, il y a « 100 % de chance » que toutes les espèces disparaissent en raison de l’expansion du soleil. Il faut donc voir grand et, pour éviter la catastrophe, « rendre la vie multiplanétaire », autrement dit aller coloniser d’autres planètes.
C’est ce que le milliardaire a écrit sur Twitter, le 16 janvier, en réponse à la parution quelques jours plus tôt, dans la revue Biological Reviews, d’une étude intitulée « La sixième extinction de masse : réalité, fiction ou spéculation ? ».Benoît Fontaine, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, en est l’un des trois auteurs. Il admet avoir été « estomaqué » par cette réaction d’Elon Musk – même si elle illustre en partie ce qu’il entendait justement démontrer…
Le point de départ de cette étude est un constat : comme la crise climatique a ses sceptiques, celle de la biodiversité a les siens. Quelques voix discordantes, très minoritaires parmi les scientifiques, un peu moins rares dans la sphère non académique, qui peuvent tout de même avoir un certain écho. « Il y a un consensus scientifique très clair sur le fait qu’il y a une grave érosion de la biodiversité, explique Benoît Fontaine. Mais les sceptiques disent soit que les chiffres ne le démontrent pas et que le taux d’extinction a été surestimé, soit que cela fait partie de l’évolution naturelle et qu’il n’y a donc rien à faire, ou que la technologie pourra nous sauver. »
Prendre en compte les invertébrés
Pour répondre à ces arguments, les chercheurs ont réalisé une synthèse des travaux portant sur le taux d’extinction. Ils rappellent qu’adopter une approche strictement « comptable », qui permettrait de connaître précisément le nombre d’espèces disparues, est tout bonnement impossible : sur un peu plus de 2 millions de plantes et d’animaux connus, seulement quelque 140 000 (moins de 6 %) ont été évalués par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
En revanche, ils expliquent que d’autres approches convergent pour montrer que le taux d’extinction actuel est bien supérieur au taux « naturel », et insistent sur l’importance de prendre en compte dans ces calculs les invertébrés : ils représentent 95 % des animaux connus, mais seulement 2 % ont été évalués – contre 77 % des espèces de vertébrés.
Les trois chercheurs se sont penchés sur les escargots, leur spécialité. Pour 200 espèces prises au hasard, ils ont recensé toutes les dates auxquelles des spécimens avaient été collectés à travers le monde. Ils ont aussi interrogé des spécialistes sur la probabilité que chaque espèce soit éteinte. Ces deux méthodes les ont conduits au même résultat : environ 10 % de ces 200 mollusques ont très probablement disparu. Un ordre de grandeur en ligne avec ceux observés par d’autres scientifiques. Dans son rapport de 2019, la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPES) estime que le rythme d’extinction est « au moins des dizaines ou des centaines de fois supérieur à ce qu’il a été en moyenne durant les dernières 10 millions d’années ».
Des interdépendances d’une infinie complexité
Au-delà même des chiffres, cette étude se veut surtout une nouvelle alerte quant à notre incapacité collective à saisir l’ampleur du problème. Si la prise de conscience progresse lentement, force est de constater que la biodiversité préoccupe toujours moins que le climat. Les réactions à Don’t Look Up l’ont encore montré : comme l’a pointé l’écologue Philippe Grandcolas dans une tribune au Monde, ce film a été vu comme une parabole de la crise climatique, jamais de celle de l’effondrement du vivant !
En mettant l’accent sur les invertébrés, cette publication souligne encore autre chose : le grand malheur de la biodiversité, c’est que, bien qu’elle soit partout, elle nous est en grande partie invisible. Notre difficulté à appréhender cette crise tient sans doute à notre difficulté à comprendre ce que ce terme englobe, parce que nous ne le voyons pas. Bien sûr il y a les grands singes, les éléphants ou les forêts tropicales. Mais il y a aussi les insectes, les micro-organismes, tout ce qui vit dans les sols ou sous la surface des mers – loin de nos regards.
La biodiversité ne se résume pas à un catalogue de plantes ou d’animaux, mais doit se penser aussi bien à l’échelle des gènes que des écosystèmes ; elle repose sur des relations et des interdépendances d’une infinie complexité ; elle est en perpétuelle évolution ; elle est aussi puissante (pour ne prendre qu’un seul exemple, pensons aux espèces envahissantes). Ce sont ses multiples dimensions qui font que la biodiversité est essentielle à notre survie en nous fournissant de quoi nous alimenter et un air que nous pouvons respirer, en régulant le climat. Mais, là encore, qui le voit ?
La représentation du problème climatique est finalement assez simple : plus nous émettons de gaz à effet de serre, plus la Terre se réchauffe. Ses effets, tels que la fonte de la banquise, les mégafeux ou les tempêtes, sont spectaculaires. Il n’existe pas de représentation ni d’indicateur aussi évident pour la biodiversité.
Alors, en attendant la vie multiplanétaire, que faire ? Les trois chercheurs concluent leur étude en appelant à « nourrir l’appréciation innée » de la biodiversité par les humains. Amener de l’émerveillement, donner à voir pour faire comprendre. Comme eux, de plus en plus d’acteurs appellent à une « reconnection » avec la nature. Fin 2021, l’Office français de la biodiversité a organisé la première université populaire de la biodiversité, pour tenter de toucher le plus grand nombre. Il faut « parler à la fois à la tête, au cœur et au ventre », expliquait alors Pierre Dubreuil, le directeur général de l’organisation.
Perrine Mouterde / Le Monde, 24 janvier 2022