Le 23 mai, le jour même où la Première Ministre responsable de la planification écologique, accompagnée de ses deux ministres en charge de la transition écologique et de la transition énergétique recevaient les plus grandes ONG de protection de la nature au Muséum National d’Histoire Naturelle, leur promettant des échanges préalables à toute décision d’importance, paraissait au journal officiel un arrêté dérogeant à l’interdiction de broyer et faucher les jachères en pleine période de nidification d’oiseaux rares et menacés.
Ainsi, le premier texte co-signé par la Ministre en charge de la transition écologique et de la cohésion des territoires, et le Ministre en charge de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire est une décision contre nature. Et ce malgré l’avis très défavorable du Conseil National de la Chasse et de la Faune Sauvage réuni le 13 mai et qui a vu, ce qui est assez rare pour être souligné, chasseurs et écologistes unanimes pour dénoncer ce projet mortifère pour la faune : « Le projet d’arrêté fait l’objet d’un avis défavorable du Conseil National de la Chasse et de la Faune Sauvage (16 Contre, 6 Pour, 1 Abstention). Le vote majoritairement défavorable est motivé par le risque pour la biodiversité (espèces protégées et espèces de gibier) alors que les jachères concernées par le texte présentent peu d’intérêt en termes de gain de production agricole ».
En application du troisième alinéa de l’article L. 424-1 du code de l’environnement, visant à « prévenir la destruction ou favoriser le repeuplement de toutes les espèces de gibier », l’arrêté du 26 mars 2004 stipule que « lorsque le broyage ou le fauchage est nécessaire pour l’entretien des parcelles soumises au gel dans le cadre de la politique agricole commune, il ne peut être procédé à ces opérations pendant une période de quarante jours consécutifs compris entre le 1er mai et le 15 juillet. ».
Le contexte tragique que nous connaissons en Ukraine depuis le 24 février 2022, ne peut en aucun cas justifier la suspension temporaire de cet arrêté, dont les impacts environnementaux seront considérables et parfois irréversibles pour la faune sauvage.
L’objectif d’augmentation de la production mis en avant pour motiver une telle disposition n’est pas justifié. En France, les jachères représentent près de 300 000 ha, soit un peu plus de 1% de la surface agricole utile (26,7 millions d’hectares), et presque 2% de la surface en arables. Ces jachères présentent pour la grande majorité un potentiel de production très limité (sols pauvres ou difficiles d’accès). Ainsi, la suspension de l’arrêté du 26 mars 2004 ne permettra pas d’accroitre significativement le potentiel de production agricole de l’Union européenne.
La Commission européenne affirme elle-même que la stabilité de l’approvisionnement alimentaire de l’UE n’est pas menacée. Cependant, notre grande dépendance aux intrants chimiques est clairement questionnée, tout comme l’est notre système de répartition des matières premières, favorisant notamment la spéculation, en grande partie responsable de la forte hausse des prix des produits de base agricole, et des inégalités d’accès à ces derniers. Aujourd’hui nous gaspillons 1/3 de notre production agricole (production, stockage, transformation, distribution, consommation…), 2/3 de nos céréales sont captées par l’alimentation du bétail, et 10% de notre production de céréales échappent au circuit de l’alimentation, en faveur de la production d’agro-carburant.
Le maintien et la bonne gestion des jachères contribuent pleinement à l’atteinte des objectifs environnementaux de l’Europe.
Le réchauffement climatique et le déclin alarmant de la biodiversité auxquels nous assistons ne nous laissent aucune marge de manœuvre pour rétropédaler sur les quelques rares avancées environnementales qui ont été instaurées dans le secteur agricole. Afin d’assurer notre capacité à produire demain, l’Europe s’est fixée des objectifs en matière d’environnement, que la suspension de l’arrêté du 26 juin 2004, compromettraient fortement. Il s’agit notamment des objectifs de la stratégie “De la ferme à la fourchette”, volet agricole du Green Deal, portés par la Commission européenne, qui prévoit notamment une réduction de 20% de l’usage des engrais et de 50% des pesticides d’ici 2030 – éléments chimiques dont l’utilisation peut être fortement réduite grâce aux jachères. Ou encore de la stratégie “biodiversité”, autre déclinaison du Green Deal, qui prévoit l’accroissement des surfaces nécessaires à l’accueil de la biodiversité.
Les services environnementaux rendus par les jachères sont largement renseignés par la science, et aujourd’hui reconnus par les pouvoir publics[[i]]: préservation de la biodiversité, amélioration de la qualité des eaux, lutte contre l’érosion, restauration des sols, protection intégrée des cultures, séquestration du carbone… Lorsqu’ils sont bien gérés, ces milieux confèrent de nombreux avantages à la faune sauvage.
En grandes cultures les jachèrent sont d’ailleurs des espaces privilégiés pour les oiseaux nicheurs au sol, notamment pour l’Alouette des champs, la Perdrix grise, ou encore l’Œdicnème Criard, 3 espèces en mauvaise état de conservation. Ces oiseaux sont en moyenne 3 fois plus fréquents en période de reproduction sur les points comprenant des jachères aménagées. Pour rappel, les oiseaux du cortège des milieux agricoles continuent de décliner à une vitesse alarmante en France (-29,5% depuis 1989) et dans l’UE (-17% depuis 2000) ; ces tendances se reflétant très probablement dans l’ensemble des taxons des milieux agricoles.
De la même manière, les recensements réalisés dans des zones de jachères ont montré que la densité de lièvres, de tariers pâtres ou encore des fauvettes grisettes, y était 5 fois plus importante que dans des zones agricoles gérées de manière intensive.
Les enjeux pour les populations de « gibiers de plaine » sont importants tant les jachères sont un élément clé favorisant la fréquentation, la survie et la reproduction de nombreuses espèces sédentaires ou migratrices.
Ainsi, parce que les jachères sont des zones refuges et d’alimentation pérennes et permanentes pour la petite faune, elles contribuent à leur niveau à compenser le déclin du petit gibier et des oiseaux inféodés aux milieux agricoles, causé principalement par la diminution des infrastructures agro-écologiques et l’intensification des pratiques agricoles (augmentation de la taille des parcelles, spécialisation des systèmes, utilisation de pesticides…) ayant modifié les habitats. Les jachères peuvent même aider à réduire les dégâts du grand gibier dans les cultures agricoles.
La décision de suspendre cet arrêté qui encadre le broyage des jachères, implique de piéger mortellement la biodiversité qui s’y trouve, notamment dans les zones très sensibles, telles que les sites Natura 2000, en particulier au printemps qui est une période particulièrement délicate pour la reproduction des oiseaux, et des insectes dont les pollinisateurs sauvages.
Pour Allain Bougrain Dubourg, « cette première décision fait mentir le Président de la République déclarant que « ce second mandat sera écologique ou ne sera pas ». Il interroge sur la réelle volonté du gouvernement de prendre enfin à bras le corps le dramatique problème de l’effondrement du vivant. La Première Ministre en charge de la planification écologique peut encore abroger cet arrêté préparé avant la constitution de son gouvernement. C’est la condition d’une confiance restaurée et le gage d’un travail collaboratif et constructif. D’ici là, et comme trop souvent, la LPO étudie la possibilité d’un recours devant les tribunaux compétents ».