Pour la philosophe Corine Pelluchon, les programmes re!ètent une remise en cause de la domination humaine sur le reste du vivant.
Philosophe Corine Pelluchon, professeure à l’université Gustave-Eiel et autrice de Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma éditeur, 2016, réédité chez Rivages poche en 2021), analyse la place accordée aux animaux dans la campagne présidentielle.
La quasi-totalité des candidats à l’élection présidentielle mentionnent la condition animale dans leur programme. Le sujet a-t-il acquis une légitimité politique ?
Oui, la population attend des réponses concrètes, une amélioration substantielle de la condition animale et cette question n’est plus périphérique. La première raison tient à ce que la condition animale n’est pas seulement importante pour les animaux : elle a aussi une dimension stratégique, car la violence envers les animaux est le miroir d’un modèle de développement aberrant sur le plan environnemental, sanitaire et social. Le bien-être animal n’est pas séparable de la transition vers un modèle plus soutenable et plus juste. La deuxième raison est que l’attention au bien-être animal témoigne d’une révolution anthropologique dans la manière dont l’humain pense son rapport aux autres êtres sensibles. L’humain n’est pas comme les autres vivants, mais il n’est pas non plus extérieur à la nature. L’avenir, c’est de reconsidérer notre place dans la nature, et nos devoirs ou notre responsabilité à l’égard des autres vivants.
La condition animale a-t-elle une « couleur » politique ?
La cause animale est aussi la cause de l’humanité, et elle est universelle. De fait, certains partis s’en emparent davantage que d’autres, mais elle appartient à tous. Un consensus se forme sur plusieurs sujets, même si tout le monde n’a pas le même horizon.
Je trouve la campagne actuelle intéressante, avec des propositions de la part de plusieurs candidats. Est-ce qu’il y a de l’opportunisme ? Oui, et c’est normal dans une campagne présidentielle. Cependant, les politiques font partie de la société, qui, dans sa grande majorité, reconnaît que cette question est importante, et ils le comprennent. Je suis persuadée que le prochain président, quel qu’il soit, fera plus de choses pour la condition animale.
Certains sujets, comme la chasse ou l’élevage, restent très clivants…
Pour mettre fin aux cages ou à l’élevage intensif, il faut remettre en cause des structures économiques en place. Il est vrai que la critique du capitalisme est plus facilement portée par la gauche que par la droite, mais presque tous admettent que le modèle actuel de production est problématique. Quant à la chasse à courre et à la corrida, on touche à des représentations de la virilité et à une image de la puissance de l’humain sur la nature qui construisent l’identité de certains groupes. D’où les résistances. Cependant, on ne peut pas défendre l’empathie et le « care » [souci de l’autre] et tolérer le spectacle d’animaux suppliciés.
Notre rapport aux animaux met en question nos schémas de domination. C’est cela qui est en jeu, comme dans d’autres combats – l’écologie ou le féminisme –, ce qui ne veut pas dire qu’il faille les confondre : chaque combat a son autonomie, mais leur point commun est la dénonciation de la domination des autres, notamment du corps des autres.
Les défenseurs de certaines pratiques de chasse ou de gavage invoquent souvent l’argument de la tradition…
Les traditions sont marquées par ce qui nous a été enseigné depuis des siècles – l’humain domine la nature –, et ces représentations socialement construites épousent aussi les hiérarchies sociales. Certains se cramponnent à ces repères identitaires, mais il y a bien des traditions que nous sommes contents d’avoir supprimées. Comment y arrive-t-on ? L’abolition de la peine de mort a nécessité du courage, et elle s’inscrivait dans un progrès moral. La suppression de certaines pratiques cruelles pour les animaux doit être portée à l’agenda politique. Il ne faut pas pour autant mépriser ceux pour qui ces pratiques ont un sens.
L’écologie bouscule notre rapport nature-culture, tout comme le féminisme remet en question bien des schémas. Je crois au progrès : le progrès, dans le passé, cela a été les droits de l’homme et l’égalité hommes-femmes. La prise en compte des intérêts des animaux, c’est la prochaine étape. Cela ne veut pas dire qu’on va tous devenir végans, mais que l’amélioration substantielle de la condition animale est un enjeu moral, politique et civilisationnel.
Libération, 23 mars 2022