Eléphants, girafes, vigognes, ânes… plus les espèces sont menacées plus la violence, la spéculation – certains trafiquants stockent des cornes de rhinocéros dans l’attente de leur extinction totale – et le trafic sont importants, explique Charlotte Nithart, dont l’association de lutte contre les pollutions publie un atlas répertoriant l’ampleur de ce «business». Un outil pédagogique et citoyen pour comprendre ce capitalisme de l’extinction.
Bien avant que l’Australie ne se consume en un interminable incendie, le koala, véritable peluche qui a tout pour faire la une des médias, était déjà une figure emblématique de la protection des animaux en voie de disparition. D’autres animaux menacés n’ont pas la chance de mobiliser une sympathie si mondiale. Et surtout, comme si le changement climatique ne suffisait pas à leur perte, ils sont aussi l’objet de trafics qui génèrent des milliards de dollars tous les ans. Un Atlas du business des espèces menacées (Arthaud) permet de comprendre ce capitalisme de l’extinction. Plus les animaux sont menacés plus la spéculation sur leur trafic est importante. Les auteurs de l’ouvrage sont les membres de Robin des bois, une association créée en 1985. Sa particularité est d’être généraliste, elle ne porte pas que sur la protection des animaux, mais plus globalement sur celle de l’humanité et de son environnement. Antispécistes avant l’heure, les Robin des bois organisent en 1991, une conférence de presse avec le philosophe Peter Singer, qui n’était pas aussi connu qu’aujourd’hui. Leurs principaux objectifs sont de mener des investigations, des actions de protestation et, quand c’est possible, de proposer des solutions alternatives. Une autre partie de leur action est leur participation à titre consultatif à des instances internationales ou gouvernementales. Ainsi, Robin des bois collabore depuis 1989 aux différentes réunions de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites).
Pourquoi évoquez-vous dans cet atlas un «capitalisme de l’extinction» ?
Car c’est un vrai système économique. Plus les animaux sont menacés, plus leur trafic rapporte des sommes hallucinantes, nous parlons de milliards de dollars par an. Plus les animaux sont rares, plus ils sont chassés. Une véritable spéculation s’organise, comme sur n’importe quel autre produit, par exemple des cornes de rhinocéros sont stockées dans des coffres-forts en Afrique du Sud, les propriétaires attendent la disparition totale de cet animal pour les vendre le plus cher possible. Le prix actuel évolue entre 25 000 et 50 000 dollars le kilo. Ces businessmen utilisent tous les outils possibles du capitalisme, de la publicité ou de la promotion sur les marchés ou les réseaux sociaux pour vendre les pouvoirs «de guérison du sida» de la moelle des os de girafe par exemple.
Plus les prix sont élevés, plus ce capitalisme devient sauvage ?
Par le passé, la laine de vigogne était prélevée de façon traditionnelle dans certaines communautés andines lors de captures réalisées tous les quatre ans (les animaux étaient relâchés après la tonte). Aujourd’hui, le rythme des captures s’est intensifié et la tonte excessive expose les vigognes au froid de l’hiver et à la mort. Les braconniers profitent du business légal pour écouler sur le marché de la laine obtenue après abattage et écorchage des vigognes.
On en parle beaucoup moins mais il existe aussi un trafic d’ânes. Une fois de plus le cycle est le même : au début, il s’agissait d’une pratique ancestrale, on faisait bouillir des peaux d’ânes lors des solstices d’hiver ou d’été, afin d’en extraire une gélatine, l’ejiao, réputée pour ses propriétés en médecine traditionnelle chinoise. Cette pratique très ancienne était tombée en désuétude quand des businessmen l’ont relancée avec des campagnes de publicité massives. Il y a d’abord eu un rush sur les ânes asiatiques à tel point que les industriels se sont plaints d’un risque de pénurie d’ânes ! Les trafiquants se sont donc tournés vers l’Afrique. Certains pays y ont vu une perspective économique intéressante et ont lancé une exportation de peaux d’ânes. Le Burkina Faso exportait 1 000 peaux au premier trimestre 2015 puis 65 000 au premier semestre 2016 ! Le pays a par la suite décidé d’interdire les exportations de peaux d’ânes. Comme les paysans africains ont un grand besoin de leur âne et que certains ne voulaient pas les vendre, il y a eu des vols d’ânes dans les villages, quand ce n’était pas des razzias.
Les Chinois, qui ont établi en Afrique tout un maillage commercial, aspirent ce trafic, les peaux sont ainsi envoyées en Chine où on les fera bouillir pour en extraire cette fameuse gélatine qui, comme beaucoup de matières animales trafiquées, est censée augmenter la virilité, la beauté des femmes, l’ardeur au travail… Beaucoup de pays africains connaissent aujourd’hui une pénurie d’ânes. Ils veulent protéger ces animaux du commerce international, comme les rhinocéros, car la disparition des ânes déstabilise tout le tissu social.
Est-ce que paradoxalement les mesures de protection ne finissent pas par aggraver la condition de ces animaux, en les désignant comme objets d’un trafic juteux ?
Ce serait bien pire sans ces mesures, ce qui fait leur prix n’est pas l’interdiction de les chasser, mais leur disparition progressive et leur rareté effective. Sans la convention Cites, beaucoup d’espèces auraient disparu depuis longtemps. Le vrai problème réside dans le manque de moyens réels pour assurer la protection de ces animaux. Il faut pouvoir surveiller le territoire mais aussi les ports, les aéroports… Les mesures de protection ne peuvent rien contre la cruauté qui est mise en œuvre lors de ces trafics. Il existe aussi des inégalités, un parc naturel en Afrique n’a pas les mêmes moyens qu’un parc naturel aux Etats-Unis.
La Cites a quand même donné des résultats ?
Oui, mais c’est une instance internationale. Tout dépend des accords obtenus entre les différents gouvernements. Ce sont des négociations politiques. Il existe aussi une diplomatie de la protection animale. Certaines espèces sont d’ailleurs sacrifiées à cette diplomatie car elles engendrent des profits économiques immédiats auxquels un pays ne veut ou ne peut parfois pas renoncer. Il ne s’agit pas forcément de pays en voie de développement. Par exemple l’Afrique du Sud, qui est un des pays les plus riches d’Afrique, parvient à obtenir des accords avec l’Union européenne, on l’a vu quand le commerce international de l’ivoire a été de nouveau autorisé au Zimbabwe en 1997. La voix d’un pays riche est toujours plus écoutée internationalement, même par l’Union européenne qui, lors de la dernière Cites, s’est opposée à la réinscription de tous les éléphants d’Afrique à l’annexe 1 (c’est l’échelon de protection maximale) qui était pourtant soutenue par 32 pays africains et la Chine.
Ce trafic utilise-t-il souvent les mêmes réseaux que celui de la drogue ?
Il faut distinguer le braconnage de la contrebande. Le braconnage est souvent opéré par ceux qui sont sur le terrain et le connaissent bien. Ils sont recrutés sur place, ce sont des personnalités bien installées comme des maires de village, ou des gens qui ont déjà un emploi et pour qui c’est un revenu supplémentaire. Des opportunistes vont aussi constituer une «start-up» de contrebande et de revente. On trouve aussi la participation de grands réseaux criminels, qui possèdent déjà une logistique internationale et n’ont rien contre la diversification. Dans de plus en plus de saisies, on va tomber à la fois sur de la cocaïne et des ailerons de requin ou des amphétamines et des écailles de pangolins. Ces réseaux ont bien compris qu’avec les espèces menacées on pouvait faire des profits très importants, mais en prenant beaucoup moins de risques financiers et pénaux qu’avec la drogue. Ces trafics sont également beaucoup moins ciblés par les douanes. Quand un trafiquant se fait prendre, il n’aura parfois que la perte sèche de la saisie. La disparité des sanctions entre les pays est impressionnante. Il n’y a pas longtemps une saisie d’ivoire et d’écailles de pangolins de plus de 2 millions et demi d’euros a été faite en Ouganda, les deux trafiquants vietnamiens, qui n’étaient que des intermédiaires, ont été relâchés après le versement d’une caution de 3 500 euros !
Quel est le moyen de trafic le plus utilisé ?
C’est le conteneur incontestablement, par voie aérienne mais surtout maritime. C’est aussi la plus grande faille dans les contrôles. Plus de 200 millions de conteneurs transitent dans le monde chaque année. Dans les grands ports, notamment chinois, le contrôle de chaque conteneur est impossible ! Ce sont un peu les nouvelles mégavalises diplomatiques : il est très difficile d’obtenir des informations sur ce qu’ils transportent. Il faut disposer de moyens d’investigation importants en amont pour savoir lesquels seront ciblés. Il faut également que les différentes autorités échangent leurs informations, ce qui n’est pas toujours le cas. Contrairement à ce qui se passe pour le trafic de drogue, il n’y a pas encore eu de saisie des porte-conteneurs pour trafic d’espèces menacées, il n’existe pas de caution ou de sanctions financières dissuasives, seulement quelques engagements où les transporteurs promettent de ne pas recommencer en signant une charte…
Cet atlas est une démarche pédagogique, tout comme la publication de votre bulletin trimestriel ?
En 1989, Robin des bois est entré dans un réseau international d’ONG luttant contre le trafic des espèces menacées : le Species Survival Network (SSN) qui regroupe plus de 90 ONG à travers le monde. Nous sommes en contact avec eux en permanence, d’où une documentation et une capacité d’enquête considérable. Dès 2013, au retour de la Cites, nous avons ressenti le besoin de publier des synthèses périodiques. Le goutte-à-goutte de 15 ou 30 mails d’alerte par jour ne suffisait plus et était même contre-productif. Comme si ces exactions et autres mauvaises nouvelles étaient banalisées. Nous avons donc commencé à publier A la trace (On the Trail, en anglais) un bulletin qui paraît tous les trois mois (1). C’est une veille mondiale et quotidienne. Nous sommes douze personnes à travailler sur cette publication. Nous disposons de près de 700 sources d’information, les douanes, les ministères, les rangers, les mouvements écologiques, des ouvrages scientifiques… On recoupe toutes les informations. Chaque trimestre nous découvrons de nouvelles ruses de la part des trafiquants. Ils imaginent toujours de nouvelles planques, comme cacher des cornes de rhinocéros dans des têtes de homard ou, en Chine il y a quelques jours, les douanes ont saisi un paquet de sucettes dont certaines n’étaient pas en sucre mais en ivoire. En plus des filières traditionnelles comme la «filière tailleurs» – tout est caché dans des doublures de vêtements coupés sur mesure -, ils font preuve d’une créativité toujours renouvelée, des écailles de pangolins dans de faux réservoirs de voitures, ou même dans des cercueils.
La criminalisation du trafic rend-elle la protection sur le terrain plus dangereuse ?
C’est l’un des aspects de cette véritable guerre. C’est d’ailleurs reconnu par les Nations unies depuis une dizaine d’années. Ce trafic favorise la circulation des armes, la pénétration de certains territoires jusque-là épargnés par des réseaux criminels internationaux. De simples gardes forestiers ne seront pas équipés pour faire face à cette violence. C’est aussi une manière de se financer pour certains groupes terroristes ou pour certaines guérillas. On parlait déjà «d’ivoire kaki» en Angola dans les années 70. La lutte contre le trafic d’espèces menacées doit être prioritaire, car elle permet également de lutter contre une extension de la violence qui peut faire basculer une région dans une pauvreté et une instabilité difficilement réversibles.
(1) Robindesbois.org
Libération/25 janvier 2020