L’éléphant, jouet du tourisme animalier en Thaïlande

La photojournaliste Kirsten Luce a observé les coulisses des photos prises par des touristes avec des pachydermes, en Thaïlande.

Pour la photojournaliste Kirsten Luce, habituée à traiter de sujets comme l’immigration illégale aux Etats-Unis, cette photo prise en Thaïlande, en 2018, n’était pas très difficile à faire : on croise des scènes de ce genre partout sur les réseaux sociaux. Dans ce tableau joyeux et animé, deux bébés éléphants prennent un bain de mer, entourés de leurs mahouts(« dresseurs »), en compagnie d’une famille de touristes britanniques, en maillot et tout sourire, heureux de ce moment de complicité. En fond s’étale le paysage paradisiaque de l’île de Phuket, avec ses collines et ses eaux bleu lagon…

« Je pouvais prendre des photos sans attirer l’attention, confirme Kirsten Luce, puisque tout le monde faisait la même chose sur cette plage, appelée Lucky Beach. Les touristes faisaient la queue et versaient environ 20 dollars pour aller se baigner avec les éléphants. » Parmi eux, des Occidentaux venus en famille, mais aussi des couples chinois désireux de poser avec un éléphant, synonyme de bonne fortune. Le site ne figure pas sur les guides touristiques officiels. Mais pour le trouver, Kirsten Luce n’a pas eu à chercher bien loin : « Les gens se géolocalisent ! Ils se prennent en photo et mettent aussitôt leurs images sur Instagram. »

« De 2014 à 2019, le nombre de selfies avec des animaux a augmenté de presque 300 % sur les réseaux sociaux », explique Natasha Daly, journaliste au « National Geographic »

La photographe témoigne de l’ambiance bon enfant qui régnait sur place. « Ces touristes aiment vraiment les animaux et sont persuadés que, pour les éléphants, c’est une expérience positive… C’est sans doute un des moments qu’ils pensent le plus authentique de leur voyage en Thaïlande. Sincèrement, je pense que personne n’est à l’abri de ce genre de naïveté. » Car derrière les sourires et l’absence de violence, la réalité est bien plus inconfortable.

Les touristes ignorent que pour être aussi dociles et capables de poser avec des humains sans leur faire courir de danger, ces jeunes éléphants sont domptés de façon brutale. Séparés de leur mère dès leur plus jeune âge, entravés et enfermés dans une minuscule cage pendant des jours, ils sont frappés et piqués régulièrement à l’aide d’un crochet de métal, jusqu’à avoir une peur terrible de l’homme : une technique ancestrale connue en Thaïlande sous le nom de phajaan, mot qui signifie « écraser », et qui consiste à briser la volonté des éléphants pour les soumettre.

Autrefois utilisée pour dresser les éléphants à travailler dans l’industrie forestière ou dans les temples, elle sert désormais à la filière touristique : ces animaux apprennent ainsi à faire des tours de cirque, à transporter des gens sur leur dos, à peindre des tableaux ou à s’asseoir et lever les pattes avant pour les photos.

Les safaris témoignent depuis longtemps de la fascination des humains pour les bêtes sauvages. Mais le tourisme animalier a vraiment explosé ces dernières années, porté par la montée en puissance des réseaux sociaux, friands d’images mignonnes ou spectaculaires.

« De 2014 à 2019, le nombre de selfies avec des animaux a augmenté de presque 300 % », indique la reporter Natasha Daly dans le long article qu’elle a publié en 2019, dans National Geographic, avec la photographe Kirsten Luce et intitulé « Souffrance invisible : la sombre vérité derrière le tourisme animalier ». Du Brésil à la Russie en passant par la Colombie, les deux femmes ont enquêté sur le prix payé par les animaux – tigres, éléphants, paresseux, dauphins, ours – pour donner corps à ces fantasmes d’amitié entre le sauvage et l’humain.

Ressource cruciale pour l’économie du pays

En Thaïlande, l’interaction avec un éléphant, animal symbole du pays, est devenue presque un passage obligé pour les visiteurs. Alors que ces grands pachydermes ne vivent traditionnellement que dans les jungles du nord du pays, nombre d’entre eux ont été délocalisés dans le sud, plus touristique, pour répondre à la demande. « Je tenais vraiment à photographier des éléphants à Phuket, sur la plage, justement parce que ce n’est pas du tout leur milieu naturel », souligne Kirsten Luce.

Une famille de touristes pose avec des éléphants, entourés de leurs dresseurs, sur la plage Lucky Beach de l’île de Phuket, en Thaïlande, en 2018.

Dans tout le pays, la photographe a arpenté les attractions touristiques pour montrer les coulisses du « tourisme de selfie ». « Il y a des endroits plus respectueux des éléphants, dit-elle, où ils ont de l’espace et où les contacts avec les touristes sont réduits. Et d’autres où les éléphants font des spectacles et portent les gens sur leur dos, ce qui est pénible pour eux, et où ils sont souvent enchaînés en permanence entre deux tours. »

Selon Kirsten Luce, le public chinois est de plus en plus nombreux en Thaïlande et reste friand des spectacles avec des animaux sauvages. D’autres touristes, notamment des Occidentaux sensibilisés à la cause animale, réclament, eux, plus souvent des attractions réputées plus « éthiques ». « Le problème, c’est que n’importe quel site peut se proclamer “refuge” ou “sanctuaire” pour éléphants, explique Kirsten Luce, car ce n’est pas du tout encadré légalement. Nous avons même pu voir des éléphants passer d’un site “éthique” à un site classique d’un jour à l’autre… Les deux appartenant au même propriétaire. »

Sur les 3 800 éléphants vivant en captivité en Thaïlande, plus de la moitié travaille aujourd’hui pour l’industrie du tourisme. Cet animal est devenu une ressource cruciale pour l’économie du pays, au point que le gouvernement thaïlandais verse une subvention aux mahouts, les dresseurs d’éléphants. Ces derniers sont pour la plupart issus de villages pauvres, où le dressage de ces animaux est une tradition très ancienne.

« L’idée n’était pas de débarquer avec nos valeurs occidentales sur le bien-être animal et de dire aux Thaïlandais comment faire, précise Kirsten Luce. Mais plutôt d’ouvrir les yeux des touristes qui n’ont pas conscience de ce qui se passe sous leurs yeux, ni de la souffrance que représente le dressage. Ils ont un pouvoir en tant que consommateurs, et s’ils demandent des interactions plus éthiques, alors l’industrie du tourisme changera ses pratiques. »

« Comportements nuisibles »

Les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans le phénomène du tourisme animalier. « Il y a les influenceurs qui posent avec un éléphant et qui incitent leurs milliers de followers à faire pareil, indique la photographe. Mais la meilleure publicité pour ces pratiques est assurée par M. Tout-le-Monde, qui montre sa balade à dos d’éléphant sur son compte Instagram. »

Pour la photographe, ces mêmes réseaux peuvent cependant aussi jouer un vrai rôle éducatif, en particulier auprès des plus jeunes qui sont sensibles aux campagnes de sensibilisation sur le bien-être animal.

A la suite de son premier reportage pour National Geographic, en 2017, sur l’exploitation des animaux sauvages à des fins touristiques en Amazonie, la plate-forme Instagram a mis en place une fenêtre qui s’ouvre automatiquement à chaque fois qu’apparaissent certains hashtags en anglais, comme #tigerselfie ou #monkeyselfie. « Protégez la vie sauvage sur Instagram », indique le texte, qui précise que le hashtag en question est associé à « des publications encourageant des comportements nuisibles pour les animaux ou l’environnement ».

La crise du Covid-19 a depuis changé toute la donne en Thaïlande, fermant les frontières et provoquant une grave crise du secteur touristique. Mais elle n’a pas pour autant amélioré la situation des éléphants, bien au contraire. « Tout à coup, l’argent des touristes a arrêté d’affluer, explique Natasha Daly, qui a consacré un article à cette crise dans National Geographic en juin. Tous les sites se sont retrouvés dans l’impossibilité de nourrir les éléphants, qu’ils soient des refuges ou des camps classiques. Certains parcs se sont endettés ou ont fermé, renvoyant les éléphants et leur mahout dans des villages où ils n’ont pas assez à manger. Elephant Nature Park, un gros sanctuaire, a récolté des fonds pour créer une banque alimentaire à destination des éléphants dans le pays, mais ce n’est pas suffisant. »

Il faut dire qu’un éléphant adulte mange environ 150 kilos de végétaux par jour, et le nourrir revient à 30 dollars (25 euros) la journée – une fortune à l’échelle thaïlandaise. Pour Natasha Daly, la crise du Covid-19 démontre que l’arrêt pur et simple du tourisme des éléphants n’est pas la solution : « Seule est réaliste une transition progressive vers un tourisme plus respectueux. »

Après le reportage, Kirsten Luce a remporté un prix dans le cadre du concours du photographe animalier de l’année 2019. La réponse du public au reportage a aussi été massive : plus de 75 000 personnes ont même signé une pétition pour appeler au sauvetage d’un éléphant qu’elle avait photographié enchaîné dans un état lamentable – il a finalement été racheté et transféré dans un refuge.

Cette émotion face aux animaux souffrants laisse cependant la photographe un peu perplexe. « L’ampleur de la réaction est… intéressante. Quand je montre dans mes images des enfants enfermés et séparés de leurs parents à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, les gens considèrent que c’est un sujet “politique” et ne se mobilisent pas de la même façon… »

Des compagnons fidèles, des créatures sauvages et imprévisibles, mais aussi des sources de nourriture : les animaux sont tout cela à la fois. Retrouvez tous les épisodes de la série « Images animales » dans lesquels des photographes explorent aujourd’hui les relations complexes entre l’homme et les autres espèces. Six images d’animaux entre science, art et journalisme.
Le Monde, 24 août