Savoir se camoufler mais aussi offrir les indices visuels de sa toxicité : tel est le double et improbable exploit réalisé par une lignée de lépidoptères sud-américains aux ailes transparentes. Une équipe française vient d’en démonter les ressorts.
Avouons-le, les papillons nous éblouissent. Il y a trois semaines, cette chronique célébrait les morphos sud-américains, leur beauté iridescente, leur vol prodigieux, révélé par une équipe du Muséum national d’histoire naturelle. Le continent n’a pas changé. L’équipe est voisine, elle loge dans le même couloir de l’institution parisienne. En revanche, c’est de transparence, cette fois, qu’il s’agit. De transparence apparente, présence de l’absence, ou plutôt absence très présente.
Là où les papillons brillent habituellement par la couleur de leurs ailes, celles des ithomiines, à travers lesquelles on peut voir, en sont souvent dépourvues. L’affaire n’est pas nouvelle : il y a un siècle et demi, Henry Bates et Fritz Müller, les pères de la théorie du mimétisme, épinglaient déjà quelques-uns de ces insectes sur leurs fameuses planches. Depuis, le groupe a été un peu délaissé, y compris par les scientifiques qui leur ont préféré les spectaculaires Heliconius, leur taille imposante et leurs taches jaunes et rouges. L’équipe de Marianne Elias (CNRS/MNHN) répare l’injustice.
En 2019, ces chercheurs avaient ainsi déjà établi l’intérêt de ces ailes inhabituelles pour… se camoufler. Pas très étonnant, direz-vous. En réalité, si. Car ces bêtes disposent d’une autre propriété : elles absorbent sur les plantes des toxines alcaloïdes qui les rendent incomestibles. Or loin de tenter de se dissimuler, les papillons toxiques font normalement tout pour se faire voir. Ils volent lentement et arborent d’éclatantes parures, histoire d’avertir aussi clairement que possible leurs prédateurs du danger qu’ils courent.
Les rayons réfléchis
« Comment dès lors expliquer l’apparition de la transparence ? », interroge Marianne Elias, puisque c’est bien d’une perte de couleur qu’il s’agit. Les prédateurs se contentent-ils du signal d’alerte que constitueraient les parties non transparentes des ailes et du corps ? Dans un nouvel article, publié dans la revue eLife mardi 21 décembre, Marianne Elias, Charline Pinna et leurs collègues montrent qu’il n’en est rien. En analysant la structure des ailes et en modélisant le mode de vision des oiseaux, ils ont pu montrer que, contrairement à nous, ces derniers perçoivent bel et bien les rayons réfléchis par les ailes de leurs proies et distinguent dès lors parfaitement ces surfaces.
Mieux, ils ont pu associer les différents groupes de papillons à différentes manières d’être transparent. Fritz Müller a en effet montré que tout l’intérêt du mimétisme consiste pour plusieurs espèces à partager certains signaux et à en renforcer ainsi la puissance. Et c’est précisément ce que l’équipe du Muséum a établi. « Pour profiter du mimétisme, il ne suffit pas d’être transparent, il faut l’être de la même façon », résume Marianne Elias.
L’équipe décrit précisément ces différentes « façons ». Les écailles, d’abord, qui couvrent la chitine des ailes et offrent habituellement à leurs congénères leur couleur. Chez les ithomiines, elles sont parfois transparentes, parfois colorées mais dressées, parfois fines comme des poils. Surtout, la membrane des ailes se trouve souvent recouverte de structures nanométriques de cire dont la diversité a étonné les chercheurs eux-mêmes. « Labyrinthes », « tétons », « éponges », « piliers » : l’équipe a testé les différents motifs et a constaté que chacun, en réduisant les reflets, permettait une meilleure transmission de la lumière, autrement dit d’assurer la transparence. Et que les oiseaux pouvaient percevoir cette différence. Autant de résultats « novateurs et fascinants », estime Adriana Briscoe, professeure d’entomologie à l’université de Californie à Irvine.
Se camoufler et se faire remarquer : les chercheurs n’ont pas percé tous les ressorts de ce « compromis évolutif ». Pourquoi les ithomiines transparents sont-ils aussi les plus toxiques ? Pourquoi sont-ils souvent les plus petits ? Pourquoi vivent-ils plutôt en altitude ? « Nous n’avons pas toutes les réponses », admet la chercheuse. Même les papillons transparents gardent leurs zones d’ombre.
photo : Ithomiines dont les ailes réfléchissent les rayons.