Les grands dauphins arborent des fossettes sensibles à l’électricité le long de leur rostre. Une nouvelle étude clarifie l’acuité de cette électro-perception et son intérêt.
Les grands dauphins (Tursiops truncatus) sont capables de ressentir l’électricité dans leur environnement, mais jusqu’à quel point ? Des scientifiques précisent aujourd’hui les contours de cette fascinante capacité.
Précieuses cryptes vibrissales
Un élément de l’anatomie des dauphins de Guyane et des grands dauphins, longtemps mal compris, suggérait auprès des biologistes la découverte prochaine d’un sens encore inconnu chez ces cétacés. En effet, lorsque les jeunes dauphins naissent, ils arborent des rangées de « moustaches » le long de leur rostre. Plus étonnant encore, ces moustaches tombent rapidement, laissant l’animal avec des fossettes que les scientifiques nomment cryptes vibrissales.
Concernant les dauphins de Guyane, la compréhension de leur utilité est venue en 2011, quand une équipe allemande a enfin compris que ces fossettes conféraient l’électro-perception à ses porteurs. Pour les grands dauphins, la confirmation a eu lieu plus tard, en 2022, par l’équipe de Tim Hüttner et de Guido Dehnhardt. A quel point ces animaux sont-ils sensibles et à quoi cette capacité peut-elle leur servir ? Ces deux chercheurs de l’Institut des Biosciences de l’Université de Rostock, en Allemagne, apportent de nouvelles réponses le 1er décembre 2023 dans le Journal of Experimental Biology.
Des différences de sensibilité entre les dauphins
Les cryptes vibrissales, situées sur le rostre de l’animal, sont des électro-récepteurs hautement innervés. Pour mieux caractériser ce sens et établir son seuil de détection, deux grands dauphins du zoo de Nuremberg, Donna et Dolly, ont été mis à contribution. L’équipe de recherche leur a appris à poser leur mâchoire sur une barre dans l’eau et à sortir rapidement (dans les cinq secondes) du dispositif lorsqu’ils ressentaient un champ électrique en courant continu déclenché par des électrodes situées juste au-dessus. Si les cétacés partaient pile au bon moment, alors il y avait de grandes chances pour qu’ils aient ressenti l’électricité.
Les chercheurs ont peu à peu diminué le champ électrique, le passant de 500 μV/cm à 2 μV/cm afin d’évaluer leur sensibilité. Lorsque le champ électrique était important, presque à chaque fois Donna et Dolly sortaient de leur immobilité. Mais à mesure qu’il se faisait plus faible, Donna a montré une meilleure sensibilité que sa congénère, ressentant des champs électriques de 2.4 μV/cm quand Dolly était plutôt sensible à 5.5 μV/cm.
Un écart qui représente « simplement des différences individuelles entre les deux animaux et qui ne sont pas significatives, explique à Sciences et Avenir Tim Hüttner. C’est un peu comme dire que les gens peuvent entendre des fréquences allant jusqu’à environ 20 kHz, mais bien sûr certaines personnes entendent un peu mieux et d’autres un peu moins bien« .
Débusquer des poissons dans les sédiments
Concrètement, à quoi peut servir cette sensibilité ? Selon les chercheurs, il s’agit là d’une « source fiable d’informations à courte portée » pour les espèces sensibles car « tous les organismes produisent des champs de courant électrique continu dans l’eau en raison du flux d’ions pendant l’osmorégulation (capacité que possède un être vivant à réguler sa pression osmotique, indispensable à sa survie, ndlr) et de l’activité cellulaire générale« , souligne l’étude.
Pour coller au plus près à la réalité, les chercheurs ont aussi testé un courant alternatif. En effet, « lorsqu’un animal électro-récepteur nage à travers le champ électrique produit par un autre, le mouvement à travers le champ induit une modification du potentiel électrique détecté par les récepteurs. Ce changement est perçu comme un signal de courant alternatif de basse fréquence, même si le signal d’origine était en courant continu« , explique Tim Hüttner.
Si les deux dauphins étaient moins sensibles ainsi, ils ont tout de même réussi à sentir un tel champ électrique. Alors que le protocole incluait des fréquences comprises entre 1,5 Hz et 25 Hz, Donna a été, encore une fois, la plus sensible. Dolly ne pouvait capter que le champ le plus lent à 28.9 μV/cm quand Donna a même ressenti le plus lent à 11.7μV/cm. La première n’a pas réussi à détecter le champ électrique à 5 Hz tandis que la seconde, à une fréquence de 25 Hz, atteignait un seuil de détection de 35.3 μV/cm.
Si ces animaux n’atteignent pas les compétences des requins en la matière, « la sensibilité à de faibles champs électriques aident les dauphins à rechercher des poissons cachés dans les sédiments sur les derniers centimètres avant de les attraper« , commente dans un communiqué Guido Dehnhardt. Et d’ajouter que « cette capacité sensorielle pourrait également être utilisée pour expliquer l’orientation des odontocètes (groupe comprenant les dauphins, ndlr) par rapport au champ magnétique terrestre« .
Cette faculté est encore loin d’être pleinement comprise par les biologistes. « De nombreuses questions restent ouvertes pour mieux comprendre l’électro-réception chez les dauphins. Ici, nous avons uniquement testé la sensibilité d’un dauphin stationnaire face à un champ électrique stationnaire« , commente Tim Hüttner. Que se passe-t-il lorsque le cétacé bouge ? Comment perçoit-il le ou les champs électriques qui l’entourent ? Avec l’aide des dauphins du zoo de Nuremberg, les chercheurs voudraient aussi tester leur capacité à retrouver des objets cachés grâce aux signaux électriques, mimant leur recherche de nourriture. Peut-être que Donna et Dolly seront de nouveau mises à contribution.