A Paris, le Muséum d’histoire naturelle présente les dernières découvertes sur les chimpanzés, gorilles et orangs-outangs, menacés par la rétraction des forêts tropicales.
Derrière les barreaux, les bonobos forniquent plus que dans les arbres. Ce n’est pas écrit dans les cartels de l’exposition que le Muséum national d’histoire naturelle, à Paris, offre à tous, petits et grands, sur nos cousins les plus proches (1). Gorilles, orangs-outangs et chimpanzés, dont la sous-espèce Pan paniscus – les fameux bonobos – a tant émoustillé chercheurs et grand public avec ses exploits sexuels à répétition. Ce n’est pas écrit, mais Sabrina Krief le dit (2). On peut croire cette vétérinaire, maître de conférence au muséum et primatologue de terrain avec dix-huit années d’études sur les chimpanzés sauvages du parc de Kibale, en Ouganda. Elle met la découverte de cet écart de conduite entre animaux sauvages et en captivité au compte des avancées récentes de la primatologie. Une discipline où l’observation discrète des populations, en cherchant à interférer le moins possible avec leur comportement, est aujourd’hui considérée comme le nec plus ultra du recueil d’informations éthologiques. Cette démarche a permis ces dix dernières années de nombreuses avancées sur la vie sociale des grands singes – sexualité, cultures locales, capacité à se soigner par les plantes ou comportements collectifs à caractères quasi politiques.
Grimper en haut des arbres
Une méthode plus éthique aussi, plus rigoureuse, mais exigeant beaucoup plus de patience et de temps, car il faut «habituer» les singes à la présence de l’homme, ce qui peut demander des années d’approche prudente. Sabrina Krief l’a expérimentée. Et grimper en haut des arbres et s’y amarrer avec un baudrier est plus efficace, car moins perturbant pour les chimpanzés, que de les accompagner au sol. Probablement parce qu’ils voient bien que «nous sommes très peu habiles et mobiles dans les arbres, au regard de leur agilité», s’amuse-t-elle.
C’est ainsi, raconte-t-elle, que le décompte des interactions sexuelles, autant hétérosexuelles qu’homosexuelles, chez une population de bonobos sauvages a permis de noter qu’elles étaient tout de même moins fréquentes qu’au zoo. «C’est logique : ils doivent passer plus de temps à chercher leur nourriture», explique-t-elle. Et souligne que cette découverte a incité les responsables des ménageries à proposer aux grands singes leur nourriture sous des formes exigeant plus d’efforts pour y accéder – comme dissimuler des graines dans des tapis de fausses herbes – afin d’allonger le temps consacré à l’alimentation. Il ne faut pas voir là une volonté de brider la sexualité simiesque, mais plutôt celle de comprendre en quoi la fréquence élevée des relations sexuelles peut s’expliquer par un stress généré par la vie en captivité. La primatologue se réjouit donc de la récente décision de la direction du muséum de multiplier par trois la surface de l’enclos des orangs-outangs de la Ménagerie du jardin des Plantes, à Paris.
Une transmission passive
Les observations de terrain de Sabrina Krief ont aussi révélé la capacité d’automédication de certains chimpanzés. A jeun, le matin, il arrive parfois qu’ils «ingèrent des boules de feuilles très rugueuses», pas vraiment goûteuses. Mais après étude des crottes et de ces boules de plante expulsées, on s’est aperçu qu’elles ont eu pour fonction de racler les intestins et de débarrasser l’animal de nombreux parasites. D’autres plantes amères, ou même toxiques à hautes doses, sont consommées pour leur action chimique. Il en est ainsi de l’écorce d’eucalyptus contre la toux, de la feuille de certains ficus pour lutter contre les troubles digestifs, de la tige de l’Acanthus pubescens comme antibactérien ou du Trichilia rubescens, un antipaludéen, souvent ingéré avec de l’argile rouge, un sol très pauvre en humus et en particules organiques. Effectivement, outre un rôle de pansement gastrique ou intestinal, il semble que l’argile favorise aussi l’action de la plante avec lequel elle est avalée : les molécules actives s’absorbent sur les particules d’argile, avance Sabrina Krief.
Cette observation d’un usage manifestement médicinal d’un antipaludéen a tout d’abord interloqué les primatologues : à 1 600 mètres, les chimpanzés de Kibale semblaient ne pas souffrir du parasite. Mais le recueil et l’analyse de gouttes de sang par la primatologue ont démontré que cette population est soumise à deux espèces de Plasmodium – le parasite responsable de la maladie – jusqu’alors inconnues des biologistes. Les chimpanzés ont manifestement développé une immunité, parvenant à limiter à bas niveau la charge du parasite dans leur sang. Découvrir comment ils opèrent ce contrôle pourrait intéresser la lutte antipaludéenne chez les humains.
Mais comment les chimpanzés peuvent-ils avoir découvert les vertus médicinales de ces plantes ? C’est en élucidant la transmission de ce savoir que Sabrina Krief lève un coin du voile. Elle s’opère de manière passive. Lorsqu’un jeune chimpanzé observe un adulte – en général sa mère – y recourir. « Je n’ai jamais noté de transmission active, comme c’est le cas lorsqu’une mère aide son enfant à apprendre à casser des noix», note la primatologue. Cette transmission passive suppose une performance cognitive intéressante, même si elle est très difficile à démontrer. Il faut en effet que le chimpanzé qui observe un autre s’automédicamenter dispose d’une sorte de «théorie de l’esprit» pour déduire, d’après d’éventuels symptômes visibles de la maladie, que l’autre chimpanzé souffre des mêmes troubles que lui, et que c’est pour cette raison qu’il a recours à cette nourriture étrange et peu agréable.
Ces comportements non innés se transmettent donc sous une forme culturelle. Et restent manifestement à l’intérieur du groupe où ils apparaissent car, selon Sabrina Krief, la jeune femelle qui change de groupe pour aller se reproduire semble plutôt adopter la culture «locale» qu’importer celle de son groupe d’origine. Un comportement qui entrave tout processus cumulatif à l’échelle de l’espèce.
Un mâle dominant tyrannique
Parmi les autres nouvelles pistes de l’étude des grands singes, Sabrina Krief souligne la nécessité de tenir compte des «individualités». Elle raconte l’histoire ce groupe de près de 200 chimpanzés de Kibale qui, sous la direction d’un mâle dominant particulièrement tyrannique, avait développé son agressivité : patrouilles incessantes et bruyantes aux limites du territoire, conflits létaux, chasse intensive pour se nourrir de colobes ; alors qu’un groupe proche, plus petit et plus calme, ne pratiquait la chasse que très rarement, note la primatologue. Une agressivité qui est retombée après que le mâle dominant, affaibli par une blessure infligée par une flèche de chasseur, s’est retiré du groupe avec un mini-harem.
Avec Sabrina Krief et sa collègue Shelly Masi (3), elle aussi maître de conférence et spécialiste des gorilles de plaine dans le parc de Dzanga-Ndoki en République centrafricaine, le muséum affiche la volonté d’occuper ce terrain de recherche fructueux. L’exposition qui s’ouvre au jardin des Plantes en offre une belle illustration alors que le destin des grands singes est dans la balance : leur population a été réduite d’environ 70% depuis un demi-siècle. Avec la rétraction des habitats, les risques sanitaires (Ebola frappe aussi les grands singes), le trafic d’animaux, les conflits avec des paysans dont ils pillent les champs… le risque d’extinction est là : ils sont soit en «danger», soit en «danger critique» selon les classifications de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
(1) «Sur la piste des grands singes», Muséum national d’histoire naturelle, 57, rue Cuvier, Paris Ve, jusqu’en mars 2016. (2) «Les Chimpanzés des monts de la Lune», Sabrina et Jean-Michel Krief, Belin et éditions du Muséum, 288 pp., 30 €. (3) Lire son interview dans le hors-série «Pour la science», janvier-mars 2015.
Source : Libération