REPORTAGE « Parcs africains » (3/6). Cet éleveur sud-africain répète que la meilleure façon de sauver l’espèce est « d’utiliser l’argent de la vente des cornes pour les protéger ».
La scène se déroule dans un ranch de la province sud-africaine du North West, à deux heures de route de Johannesburg. A sa tête, John Hume est le plus grand propriétaire de rhinocéros au monde. Il en possède 2 000, soit près de 10 % de la population mondiale de rhinocéros blancs, concentrée en Afrique du Sud et dans le petit royaume du Eswatini. L’homme est controversé et il le sait. Depuis près de dix ans, il incarne le combat d’une poignée de propriétaires de rhinocéros sud-africains pour légaliser le commerce de la corne.
La question est au cœur d’un débat qui agite l’Afrique du Sud depuis l’explosion du braconnage des rhinocéros, à la fin des années 2000 : la recherche de profits peut-elle contribuer à la sauvegarde d’espèces menacées ? John Hume assure que oui. « Depuis que j’ai perdu mon premier rhino, je dis que la chose à faire pour les sauver, c’est d’utiliser l’argent de la vente des cornes pour les protéger. Je suis un homme de bon sens, mais cela m’a mis du mauvais côté de la brigade Facebook et des ONG. Je suis devenu l’ogre des rhinos, je suis Shrek ! », résume-t-il.
Si même l’ONG Save The Rhino reconnaît que l’éleveur est « clairement un passionné qui se soucie de ses rhinocéros », ses détracteurs contestent le « bon sens » de sa proposition. Et l’accusent de spéculer sur la misère de l’espèce. Il est vrai que l’homme a accumulé plus de neuf tonnes de cornes, stockées dans un entrepôt hautement sécurisé. Au cours des dernières années, son prix a fluctué entre 20 000 et 100 000 dollars le kilo sur le marché noir, tiré par la demande en Asie, où on lui prête des vertus médicinales et aphrodisiaques.
A ce prix-là, le stock de John Hume vaut au minimum 180 millions de dollars – à condition de pouvoir le vendre. L’éleveur n’aime pas beaucoup parler de ses réserves. Derrière son bureau entouré d’objets à l’effigie des rhinocéros, le vieux Hume (il approche les 80 ans) préfère mettre en avant la protection de l’espèce. « Je vous assure que quand vous voyez une bête tuée par les braconniers, vous leur taillez les cornes le lendemain ! », insiste-t-il. Ainsi, le propriétaire a réussi un tour de force à faire pâlir les parcs nationaux sud-africains : aucune de ses bêtes n’a été victime de braconnage au cours des cinq dernières années.
A l’inverse, la population de rhinocéros du parc Kruger, le plus emblématique d’Afrique du Sud, n’est plus que l’ombre d’elle-même. En 2013, on y comptait environ 9 000 rhinocéros blancs. En 2021, officiellement, ils n’étaient plus que 3 500. Le chiffre réel est probablement plus proche de 1 500, estiment les spécialistes. Plus menacé que son cousin, le rhinocéros noir ne compte, lui, plus que quelques centaines de spécimens dans le parc, et à peine 5 000 sur toute la planète. La taille des cornes est une procédure indolore à condition d’être correctement réalisée : constituées de kératine, comme les ongles, elles repoussent avec le temps.
« Quand j’ai commencé à décorner il y a dix ans, on m’a traité de monstre. Aujourd’hui, tout le monde le fait et ils passent pour des héros », se lamente John Hume. Le parc Kruger s’y est mis effectivement, avec un certain succès : le braconnage est en diminution dans la réserve ces dernières années – 200 rhinocéros abattus en 2021 contre 500 en 2017. Mais malgré le renforcement de la lutte gouvernementale contre le braconnage, les parcs publics sud-africains sont à la peine. Les grands espaces sont impossibles à sécuriser entièrement et la corruption rampante facilite le travail des malfrats.
« Au bord du précipice »
John Hume a investi 57 millions de rands (3,3 millions d’euros) en caméras et radars après avoir perdu une cinquantaine de bêtes. Chaque mois, la sécurisation du ranch lui coûte 2,5 millions de rands. Il faut compter le double pour couvrir l’ensemble des frais de fonctionnement de l’élevage. Problème : l’affaire ne rapporte rien. Lancé dans une interminable bataille judiciaire avec le gouvernement sud-africain, l’éleveur a obtenu la levée du moratoire sur la vente de cornes dans le pays en 2017. Sauf que le seul vrai marché se trouve en Asie.
Reste à l’éleveur le droit de vendre des animaux vivants, mais la demande s’est effondrée depuis que le braconnage a fait exploser le coût de la sécurité, explique-t-il. « Personne ne veut de rhinocéros en Afrique du Sud, c’est trop cher, trop dangereux, trop compliqué. » Faute de revenus, John Hume, qui a fait fortune dans l’immobilier avant de se lancer dans l’élevage de rhinocéros pour occuper sa retraite en « défendant les opprimés », dit-il, a vu ses économies fondre. « Mes rhinos sont au bord du précipice », assure le propriétaire.
Les difficultés de l’éleveur sont peut-être un signe des temps. Après avoir longtemps penché du côté des tenants du commerce de la vie sauvage sous toutes ses formes, le gouvernement sud-africain, soucieux de sa réputation sur la scène internationale, semble de plus en plus sensible aux arguments des organisations de défense de l’environnement, qui prônent un modèle de conservation financé par le « tourisme responsable ». En 2021, l’Afrique du Sud a ainsi annoncé l’interdiction prochaine de l’élevage de lions, dont les dérives sont dénoncées depuis de nombreuses années.
plus grand propriétaire de rhinocéros au monde
Les éleveurs de rhinocéros en captivité pourraient être les prochains sur la liste. Après la publication début 2021 d’un rapport d’un panel d’experts de la vie sauvage recommandant de mettre fin à la pratique, le gouvernement a fait savoir que l’Afrique du Sud ne soutiendrait pas la légalisation du commerce international de la corne de rhinocéros dans un futur proche, et que le pays comptait « inverser la tendance à l’élevage intensif des rhinocéros ».
John Hume est-il menacé ? Il n’en est pas si sûr. Sur le papier, son ranch est un élevage d’animaux en captivité. Mais la vétérinaire responsable de l’exploitation, Michelle Otto, rappelle que l’équipe s’est efforcée de recréer une savane identique aux conditions de vie des rhinocéros sur plus de 8 000 hectares. « On limite au maximum les interactions avec les animaux », ajoute-t-elle. Les cornes de chaque animal sont taillées tous les deux à trois ans et l’équipe en profite pour réaliser d’autres interventions afin de limiter le nombre d’anesthésies.
Comme d’autres réserves, le ranch offre des compléments alimentaires aux animaux afin de les regrouper pour faciliter leur surveillance. Pas trop toutefois, pour que les bêtes continuent à rechercher elles-mêmes leur nourriture, insiste la vétérinaire. Quant à la reproduction, elle est entièrement naturelle, assure Michelle Otto. « C’est une ferme, pas une réserve sauvage », dénonce de son côté Colin Bell, professionnel de la conservation de la faune sauvage, très impliqué dans la protection des rhinocéros. Le spécialiste est de ceux qui battent en brèche les formules séduisantes des tenants de la légalisation du commerce de corne : « Ces gens expliquent qu’ils vont inonder le marché au point que les braconniers n’auront plus personne à qui vendre de la corne. Ça a l’air génial, sauf que ça ne marche pas. »
Et l’économiste de formation de sortir sa calculette. D’après un rapport publié en 2014, l’Afrique du Sud serait en mesure de produire deux à cinq tonnes de cornes par an. Mais en se fondant sur les chiffres du braconnage à son pic, avant l’interdiction du commerce international de la corne au début des années 1990, Colin Bell évalue le marché mondial à 50 tonnes de cornes par an au minimum.
Repeupler les espaces sauvages
« Qui va compenser la différence ? Les criminels, qui profiteront du marché légal pour blanchir les cornes braconnées illégalement. Comme pour l’ivoire, le commerce légal va créer un effet d’aubaine pour tous les réseaux de criminalité organisés », résume Colin Bell. Il réfute également l’idée que les rhinocéros pourraient être élevés en masse à la manière des crocodiles d’eau salée en Australie, une autre espèce protégée dont le commerce issu d’élevages en captivité est légal. « Au cours de sa vie, une femelle crocodile peut avoir jusqu’à 1 000 petits. Un rhinocéros, cinq petits, peut-être neuf. Faites les comptes, la comparaison ne tient pas. »
Le gouvernement sud-africain, lui, souhaite renforcer son statut de leader mondial de la protection de l’espèce, en partenariat avec le secteur privé. Mais pas n’importe lequel. « Le problème, ce n’est pas privé contre public, nous avons besoin des deux. Les réserves privées font généralement un travail formidable pour la protection des rhinos grâce à des financements largement issus du tourisme. Mais il s’agit d’espaces sauvages par définition, les élevages en captivité sont une minorité », poursuit Colin Bell.
Une minorité qui pourrait permettre de repeupler les espaces sauvages, défendent les éleveurs. Dans leur rapport publié en 2021, les experts sud-africains reconnaissent que les populations élevées en captivité peuvent servir de « réservoir » aux populations sauvages menacées. Ils craignent toutefois que l’élevage intensif compromette, à terme, la possibilité de réintroduire ces spécimens dans la nature en faisant d’eux des animaux domestiques.
Pris à la gorge financièrement, John Hume vient de faire savoir qu’il était en mesure de réintroduire 100 rhinocéros par an à l’état sauvage, moyennant finances. Une reconversion en forme d’appel à l’aide : « L’élevage coûte 60 millions de rands par an, résume l’éleveur. Je peux faire le boulot, je le fais depuis trente ans, mais je ne peux plus payer. J’ai besoin de quelqu’un, sinon on court au désastre. »