A Tours, des scientifiques développent l’élevage d’asticots dodus. Mais des questions demeurent sur la rentabilité, l’intérêt écologique et l’acceptabilité de cette ressource alimentaire.
Dans les sous-sols du laboratoire, un dédale de couloirs débouche sur une zone à accès réglementé, dont la porte dévoile une pièce exiguë au climat tropical. A l’intérieur, des centaines de mouches soldat noires (Hermetia illucens) s’ébattent dans deux vivariums. D’autres, à l’état de pupes, dernier stade larvaire avant l’adulte, achèvent leur métamorphose sur des copeaux de bois. Ainsi va l’élevage à l’Institut de recherche sur la biologie de l’insecte de Tours (IRBI – CNRS, université de Tours) de cet insecte originaire d’Amérique tropicale, aujourd’hui répandu sur tous les continents.
Ce jour-là, la technicienne Carole Labrousse prélève les œufs pondus par les femelles sur du carton alvéolé et les place dans un bac rempli d’une mixture brun et beige. Ce mélange de son de blé, luzerne et farine de maïs est l’alimentation des futures larves. Quelle est la densité optimale d’œufs par rapport à la nourriture ? La technicienne teste plusieurs hypothèses. D’autres boîtes grouillent d’asticots de 5 mm nés il y a cinq jours, qui vivent, mangent et défèquent dans leur substrat. Après deux semaines et plusieurs mues, ils atteindront 2,5 cm, bruns et dodus, fin prêts pour la récolte.
L’enjeu de ce projet lancé en 2017 avec la start-up avignonnaise Biomimetic ? Optimiser l’élevage de mouches soldat noires nourries de coproduits végétaux (résidus de broyage de pommes, poussières de céréales, grains abîmés… issus des filières agroalimentaires) afin de produire des aliments pour animaux et des fertilisants.
La mouche soldat noire fait partie de ces espèces, comme le ver de farine ou ténébrion meunier (Tenebrio molitor), « très efficaces dans la bioconversion des déchets organiques », selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), coauteure, avec le laboratoire d’entomologie de l’université de Wageningen (Pays-Bas), d’un rapport encourageant production et consommation d’insectes (2014).
Face à la croissance de la population, la hausse de la demande en produits animaux et la raréfaction des ressources, l’élevage d’insectes représenterait une contribution écologique à la sécurité alimentaire, estime l’organisation.
Un concept nouveau
« Nous mettons notre expertise sur les insectes au service d’un enjeu de société »
, souligne David Giron, directeur de l’IRBI. Un axe de recherche inédit pour ce grand laboratoire d’entomologie français. Quelles sont les conditions idéales de lumière, de température et d’humidité de l’élevage ? Quelle densité d’insectes assure une reproduction optimale ? Quelle nourriture privilégier ?
De multiples questions, pour un concept nouveau : hormis quelques traditions d’élevage (Thaïlande, Vietnam), la consommation d’insectes – ou entomophagie – repose sur des prélèvements dans la nature. Construire la filière : tel est donc le défi stimulant qui anime scientifiques et entrepreneurs, comme Frédéric Marion-Poll, enseignant chercheur à AgroParisTech : « J’ai consacré ma carrière à enseigner comment tuer les insectes. Désormais, j’apprends à les élever. » Un tournant.
L’entomophagie va-t-elle se généraliser à travers le monde ? D’après la FAO, 2 milliards d’êtres humains mangent déjà des insectes, principalement en Afrique, Asie et Amérique latine.
Ces arthropodes terrestres à six pattes compteraient de 6 à 10 millions d’espèces, dont un million décrites et 2 100 comestibles répertoriées par le taxonomiste Yde Jongema à l’université de Wageningen. L’organisation onusienne ne tarit pas d’éloges sur leurs atouts nutritionnels. Leurs teneurs en protéines de qualité (de 13 % à 77 % de matière sèche) rivalisent avec celles de la viande et du poisson.
Néanmoins, elles ne forment pas une classe homogène : espèces, stades de développement ou habitats influencent leur composition. « Parler d’insectes, c’est mettre le blé et le baobab dans le même panier. Un concept trop large pour analyser les valeurs nutritionnelles », remarque Jean-Michel Chardigny, directeur de recherche à l’INRA et coauteur avec Vincent Albouy du livre Des insectes au menu ? Ce qui va changer dans mon alimentation au quotidien (Quae, 2016). Malgré ces variations, nombre d’insectes comestibles fournissent « des quantités satisfaisantes d’énergie et de protéines, satisfont les besoins humains en acides aminés, sont riches en acides gras mono et polyinsaturés et […] en micronutriments », résume la FAO.
Lutter contre la faim dans le monde
De sérieux atouts pour lutter contre la faim dans le monde, confirment des chercheurs britanniques et japonais qui ont publié en 2016, dans le European Journal of Clinical Nutrition, une analyse des valeurs alimentaires de trois viandes (bœuf, porc, poulet) et six insectes comestibles (chenille du mopane, grillon, ver de farine…). En revanche, pour corriger les déséquilibres alimentaires des populations occidentales, mieux vaut manger du poulet, moins riche en énergie, sodium et graisses saturées.
Nathalie Picard / Le Monde 28 janvier
photo : Dans les sous-sols du laboratoire, des mouches soldat noires sont élevées dans le vivarium de l’institut, à Tours, le 24 janvier. CYRIL CHIGOT POUR LE MONDE