Il est grand, il est beau, il irradie, mais surtout il possède un vol unique. En comparant les espèces des sous-bois et celles de la canopée en Amazonie, une équipe française a déterminé l’origine de ce comportement extraordinaire.
Les scientifiques aiment surprendre. Pour séduire un auditoire ignorant, susciter le rêve chez les amateurs, faire parler de soi parmi les spécialistes même, rien de tel que la découverte d’un élément inconnu, d’une propriété inattendue, d’une règle contre-intuitive. Cette chronique de zoologie elle-même se nourrit régulièrement de moutons à cinq pattes, merles blancs et autres délicieuses raretés.
Pourtant, la beauté de la science consiste parfois à démontrer des évidences. Prenez les papillons du genre Morpho. Peut-être les plus emblématiques des lépidoptères. La couleur bleue iridescente de certaines des trente espèces répertoriées et leur taille impressionnante (jusqu’à 20 centimètres d’envergure) ont séduit les collectionneurs dès le XIXe siècle. Mais chez les scientifiques, une autre propriété a contribué à construire le mythe des morphos : leur vol. Ils sont les seuls papillons, et même les seuls insectes, accompagnés dans une moindre mesure par les libellules, à adjoindre à leur battement d’ailes de longues séances de vol plané, comme le font les oiseaux. Des séances plus ou moins longues, en vérité.
En comparant les papillons de la canopée amazonienne et leurs cousins des sous-bois, une équipe française vient de montrer que cette capacité à planer variait selon l’environnement mais aussi suivant la forme des ailes. « Ce n’est pas exactement contre-intuitif, mais encore fallait-il le prouver et apporter une explication », souligne Violaine Llaurens, biologiste de l’évolution et directrice de recherche du CNRS au Muséum national d’histoire naturelle. Une première, concernant les papillons, qui a valu à cette recherche, « réalisée avec des bouts de chandelle », les honneurs d’une publication dans la revue Science, jeudi 25 novembre.
Prendre de la hauteur
Pour mener à bien sa démonstration, l’équipe constituée de Violaine Llaurens, de son collègue Vincent Debat, maître de conférence au Muséum national d’histoire naturelle, et du chercheur Camille Le Roy s’est rendue à Tarapoto, au Pérou, là où les vallées andines rejoignent la forêt amazonienne. Pas moins de douze espèces de morphos s’y partagent le territoire.
Pendant des mois, les chercheurs les ont filmées, dans leur habitat naturel d’abord, le lit d’une rivière, puis dans une immense serre, construite pour l’occasion et équipée de trois caméras. Pour chacune de ces espèces, ils ont analysé la forme des ailes. Enfin, avec l’aide de chercheurs néerlandais, ils ont modélisé le comportement aérodynamique des différentes géométries et les performances associées.
Ils ont d’abord pu constater que le passage des sous-bois à la canopée, il y a quelque vingt-deux millions d’années, avait profondément modifié la nature du vol. Si la fréquence des battements d’ailes apparaît similaire, la durée des phases planées des papillons de la canopée se révèle incomparablement plus grande. Là où les espèces installées près du sol passent l’essentiel de leur temps à mouvoir leurs quatre propulseurs, celles des cimes planent pendant la moitié du temps. Plus longtemps, mais aussi mieux : elles perdent moins d’altitude. Elles prennent aussi plus rapidement de la hauteur.
Des ailes courtes et puissantes favorisent un déplacement dans l’espace accidenté du sous-bois amazonien ; des ailes allongées et volumineuses permettent de planer sans effort entre les cimes
Encore fallait-il éclairer ces observations. De retour au laboratoire, les chercheurs ont d’abord comparé l’écart comportemental avec la divergence phylogénétique. Ils en ont conclu que cette dernière ne pouvait pas, à elle seule, expliquer l’évolution. C’est bien l’environnement qui a sélectionné certaines caractéristiques favorables dans chacun des deux groupes. Ce que l’analyse aérodynamique a pu confirmer. Elle a démontré que les ailes plus triangulaires et allongées des papillons de la canopée favorisaient le vol plané. A l’inverse, la forme plus ronde et moins ample des membres des espèces des sous-bois accentue la force de propulsion des battements.
Des ailes courtes et puissantes favorisant un déplacement dans l’espace accidenté du sous-bois amazonien ; des ailes allongées et amples permettant de planer sans effort entre les cimes. L’étude offre un beau modèle de coévolution et de partage des niches écologiques dans un environnement contrasté.
Il serait presque trop beau si Morpho rhetenor n’était pas venu troubler ce bel ordonnancement. Les analyses aérodynamiques sont formelles : ses ailes effilées offrent une portance aussi efficace que celles plus larges de ses cousins installés comme lui dans la canopée. Pourquoi cette anomalie ? « On ne sait pas,reconnaît Vincent Debat. Mais cela témoigne justement de ce qu’est l’évolution : un bricolage. Il y a plusieurs manières d’obtenir les mêmes effets. Et un aspect contingent du chemin emprunté. »
Une célébrité mal connue
A dire vrai, Morpho rhetenor présente d’autres particularités. D’abord, il a conservé son dos bleu iridescent quand les autres espèces de la canopée ont viré vers le brun ou le beige. Ensuite, il plane sur des périodes beaucoup plus courtes, alors qu’il pourrait sans mal user de ce vol physiquement économique. Deux particularités très vraisemblablement liées, du reste. « Sa face dorsale est bleue mais sa face ventrale est brune, insiste Violaine Llaurens, spécimens à l’appui. Quand il plane, il est très repérable d’en haut pour ses prédateurs. Au contraire, lorsqu’il bat des ailes, l’alternance des deux teintes le fait presque disparaître. »
Profiter d’une niche nouvelle sans perdre les avantages d’une couleur vive imposait ce que les biologistes nomment « un compromis évolutif ». Quel profit ? Quels avantages ? Deux des multiples questions que le duo du Muséum entend désormais creuser. Pour cela, il compte mieux détailler le partage du territoire, dans l’espace et le temps, entre les douze espèces. Et refaire, enfin, le film de la spéciation, au cours des vingt-deux millions d’années précédentes, et bien en déterminer le moteur. « Le morpho est célèbre mais il est encore très mal connu, insiste Vincent Debat. Pour certaines espèces, on ne sait même pas quelle est leur plante hôte. » De nouvelles découvertes en perspective, pour planer avec les morphos.