L’Europe réensauvagée : vers un nouveau monde ?

Il aura suffi à l’homme de se retirer quelques semaines sur la pointe des pieds pour voir revenir en quelques semaines une biodiversité confiante… Un espoir.

Un chevreuil au fond du jardin ! En banlieue et dans de nombreux villages, nombre de nos concitoyens ont eu la surprise de cette observation au cours des deux mois qui viennent de s’écouler. Le biologiste Edward O. Wilson suggère de rendre la moitié de notre planète à la nature pour enrayer l’érosion de la biodiversité. Les choses sont claires maintenant. Quelques semaines de confinement ont suffi à la vie sauvage pour commencer à réinvestir les territoires occupés par l’espèce humaine. Quatre renardeaux s’ébattent au cimetière du Père-Lachaise. C’est simple, c’est rapide, c’est possible ! Plus personne ne peut argumenter sur le caractère difficile, fastidieux, voire impossible de la restauration. Il aura suffi à l’homme de se retirer sur la pointe des pieds pour voir revenir en quelques semaines une biodiversité confiante, de l’air pur, des eaux transparentes, des concerts de chants audibles…

Une frénésie de la destruction

De l’Atlantique à l’Oural, l’Europe s’étale sur un peu plus de 10 millions de kilomètres carrés. Occupé par 742 millions d’habitants, notre continent a été profondément marqué par l’occupation humaine. C’est ainsi que, très tôt, la révolution néolithique a remplacé l’essentiel de la sylve originelle par des pâturages formant le «Royaume des chèvres» si bien décrit par le géographe Elisée Reclus durant la deuxième moitié du XIXsiècle. Bisons et pics à dos blanc trouvent alors refuge dans les dernières forêts. Alouettes des champs et outardes canepetières investissent les campagnes, nouvellement transformées en milieux ouverts.

A ce changement radical d’habitats s’est rajoutée une frénésie de la destruction qui semble avoir un temps caractérisé notre espèce. Ainsi, les deux derniers grands pingouins sont tués sur l’île d’Eldey, au large de l’Islande, le 3 juin 1844. Ce fait d’armes définitif achève l’œuvre collective qui a vidé tout l’Atlantique Nord d’une remarquable espèce. Autre exemple de cette folie meurtrière : en Arctique, à la fin du XVIIsiècle, un seul équipage pouvait tuer 900 morses en sept heures. Sur tout le continent, rapaces et carnivores ont été détruits systématiquement. Dans les montagnes, même les monarques s’avéraient impuissants pour protéger les derniers bouquetins, victimes des braconniers… Tout semblait perdu, la messe était dite, la tragédie écrite.

En route vers une «nouvelle alliance»

C’était sans compter avec les dynamiques du vivant. Partout où restaient des poches de vie, dès que la hache, le fusil, le béton et le poison ont reculé, les représentants de la faune sauvage, confinés depuis des générations dans la nuit et les refuges inaccessibles, ont petit à petit étoffé leurs troupes pour retrouver une partie du terrain perdu.

Les aménagements des cours d’eau ont failli faire disparaître totalement des poissons prestigieux comme les esturgeons, dont huit espèces occupent l’Europe. Parmi eux, le béluga, un géant à la mesure des deux immenses fleuves qui serpentent sur de plus de 3 000 km de long : Danube et Volga. Mais l’heure de la restauration de ces populations de migrateurs a sonné. Il en est de même pour les saumons, aloses, lamproies marines et autres grands voyageurs : la suppression du barrage de Sindi, sur le fleuve Pärnu, en Estonie, a permis de retrouver l’eau vive indispensable à leur reproduction.

La grande chaîne de montagnes qui s’étire de la cordillère Cantabrique au Caucase héberge cinq espèces de bouquetins et six de chamois et isards. Les effectifs de ces acrobates familiers du vide peuvent encore largement s’étoffer, mais ils permettent progressivement aux grands prédateurs de reprendre aussi du poil de la bête. Et en 2019, à l’exception des îles britanniques, l’incroyable se réalise : tous les pays d’Europe hébergent au moins une meute reproductrice de loups. Impensable une ou deux décennies plus tôt. Et il y a plus d’ours en Europe qu’en Amérique du Nord ! Nous sommes en route vers une «nouvelle alliance», appellation empruntée opportunément au prophète Jérémie.

Et alors que se dessine cette reconquête globale mais progressive, un phénomène inédit et sans véritable précédent nous met sous les yeux des transformations quasi instantanées, des démonstrations magistrales des capacités de renaissance de la nature. Un petit virus confine la moitié de l’humanité, libérant des espaces aussitôt investis par la vie sauvage. Jamais l’expression «la nature a horreur du vide» n’aura exprimé une telle pertinence ! Les exemples sont légion, pour toutes les espèces, dans tous les habitats naturels.

Quand l’homme n’est pas là, les phoques dansent

Un requin est venu se bronzer l’aileron sur la plage de Menton. Deux rorquals ont investi la Grande Bleue entre Calanques de Marseille et archipel de Riou. Une visite de classe dans ce somptueux parc national malheureusement resté dans sa version canular : sur environ 40 000 hectares de cœur marin, seuls 4 000 sont sans prélèvement ! Sur une plage, près du cap d’Agde, sitôt l’homme confiné, une colonie de sternes caugek a pris possession du site en nichant à même le sol, en lieu et place des serviettes de bain et parasols. Un requin-pèlerin, géant inoffensif des mers tempérées, est venu visiter la rade de Brest. Les phoques veau marin, quand l’homme n’est pas là, dansent en surfant sur les plages du nord de la France.

Dans les gorges de l’Ardèche, où, pour un instant, canoës et randonnées n’ont plus droit de cité, tout bloc dépassant de l’eau est devenu un reposoir pour héron cendré et grand cormoran. En montagne, le tétras lyre a pu parader sans être dérangé. L’espèce a réinvesti pour un moment ses anciens territoires, confisqués par l’industrie du ski. Un loup a été photographié près des remontées mécaniques. Le calme de la montagne a semble-t-il bénéficié à la reproduction du gypaète barbu dans le Mercantour : cinq couples et cinq pontes. Le grand chelem !

Enfin, comme pour résumer de manière magistrale cette reconquête, grandement favorisée par le confinement, des loups ont quitté leur bastion alpin pour partir à la découverte de l’ouest de la France jusqu’en Normandie… On imagine le grand prédateur arpenter nuitamment les campagnes françaises, tout étonné de croiser si peu d’individus bipèdes, même à proximité des bourgs illuminés. La voie est libre… La reconquête s’effectue en mode 1,2,3, soleil ! La faune avance lorsque l’homme tourne le dos.

Préservation

Ainsi, apparaît la perspective d’un avenir radieux avec une biodiversité complète, abondante et une proximité retrouvée. Tout cela, sans notre aide. D’ailleurs, aider la nature ne veut rien dire. Cela n’existe pas. Parlant du grand canyon du Colorado, Theodore Roosevelt déclara pertinemment : «N’y touchez pas ! Vous ne pouvez pas l’améliorer.» Quand nous supprimons un barrage, quand nous arrêtons la chasse, quand nous réintroduisons une espèce… nous ne faisons que tenter de réparer maladroitement les conséquences des altérations infligées à la nature au nom du développement économique et de la croissance. Mais, pour l’essentiel, la protection avec libre évolution sur les surfaces les plus grandes possible, reliées entre elles par des corridors, permet la préservation la plus efficace des dernières zones naturelles.

L’expérience du confinement a montré que les premiers résultats positifs apparaissent très vite. Et que nous avons tous soif d’espaces naturels. Un chevreuil au fond du jardin… la surprise s’est rapidement transformée en émerveillement, un rayon de bonheur illumine la journée. Alors, qu’attendons-nous pour restituer 50% de la planète aux autres formes de vie ? En marche, oui, mais vers un nouveau monde où chaque être vivant retrouve une place et cohabite en harmonie. Elus et autres décideurs, n’hésitez pas, les bénéfices seront visibles avant la fin de vos mandats !

Gilbert Cochet et Béatrice Kremer-Cochet/Libération/6 juin

Auteurs de L’Europe réensauvagée – Vers un nouveau monde, collection Mondes sauvages, Actes Sud, 2020.

 

photo : Le champion olympique de course de fond Mohamed Farah lors de son entrainement en présence de chevreuils dans le Richmond Park à Londres le 12 mai. Photo Dylan Martinez. REUTERS