Deux études françaises sur le déclin des oiseaux ont été partiellement financées et coordonnées par les fabricants de produits phytosanitaires BASF et Bayer. Les effets des pesticides auraient été minimisés.
Influence discrète de financements privés sur une recherche publique ? A deux reprises, des travaux de chercheurs du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), portant sur les effets des pesticides sur la biodiversité, ont été partiellement financés par les sociétés agrochimiques Bayer et/ou BASF. Or les choix scientifiques opérés dans le cadre de ce partenariat ont potentiellement conduit à minimiser les effets négatifs de produits phytosanitaires sur les oiseaux, par rapport à d’autres variables comme l’habitat et la structure du paysage.
La question est brûlante. Elle est revenue dans l’actualité, fin mars, avec l’annonce conjointe du MNHN et du CNRS des derniers chiffres de deux réseaux d’observation : environ 30 % des oiseaux des campagnes françaises ont disparu en quinze ans, du fait de l’intensification des pratiques agricoles. Pesticides, agrandissement des parcelles et disparition des haies, fin de la politique de jachères… les causes de cet effondrement, décrit par les chercheurs comme « proche de la catastrophe écologique », sont multiples, mais la conversation publique s’est vite orientée sur la question des pesticides.
A tort, à raison ? Dans le débat médiatique qui a suivi, des travaux conduits par des chercheurs du MNHN – dont certains à l’origine de la communication alertant sur le déclin des oiseaux – ont été cités pour relativiser le rôle des intrants chimiques. De fait, deux études, publiées en 2014 et 2016 dans la revue Agriculture, Environment & Ecosystems, suggèrent que l’impact des pesticides sur l’abondance et la diversité des oiseaux des champs est jusqu’à trois fois moins important que celui du paysage. La première précise qu’elle a été financée par Bayer et BASF ; la seconde qu’elle l’a été par BASF seulement.
Ce n’est pas tout : en pied du premier article, les auteurs remercient « Juan Pascual, Markus Ebeling, Ralf Barfknecht et Emmanuelle Bonneris pour leurs très utiles commentaires sur le manuscrit ». Dans le second, ils adressent de semblables remerciements à « Juan Pascual, Silke Steiger, Stéphanie Fritz-Piou et Michel Urtizberea pour avoir coordonné l’étude ». L’affiliation de ces scientifiques n’est pas clairement mentionnée ; tous sont des salariés de Bayerou de BASF.
De fait, BASF précise que son écotoxicologue en chef « a reçu une première version du manuscrit [de l’étude de 2014] et l’a commentée extensivement dans plusieurs sections ». L’industriel assure ne pas avoir eu accès à la dernière version du texte. Pourtant, la question d’une cosignature semble s’être posée. « Nous avons proposé aux scientifiques de Bayer et BASF de cosigner l’article, mais ils ont décliné », expliquel’un des auteurs, chercheur au MNHN.
Les deux études reposent sur l’analyse de nombreuses parcelles agricoles, suivies pendant deux à trois ans à la fin des années 2000. Plusieurs variables ont été relevées (types et doses des pesticides utilisés, nature du paysage, pratiques agricoles, etc.) et corrélées avec l’abondance et la diversité des oiseaux observés sur ces champs. Une méthodologie critiquée par plusieurs scientifiques sollicités par Le Monde.
Risque de biais
« D’abord, chaque oiseau visite des centaines de parcelles,
note Dave Goulson (université du Sussex, Royaume-Uni). Cette étude nous renseigne essentiellement sur les champs où les oiseaux ont choisi de se nourrir au moment de leur comptage. C’est intéressant, mais cela n’a rien à voir avec leur mortalité. » En clair, l’étude signale les lieux où les volatiles se trouvent plus probablement à un instant donné, mais ne dit rien des causes de leur déclin. Selon le biologiste britannique, ces travaux « ne peuvent être utilisés pour déterminer le poids des pesticides, par rapport à d’autres facteurs, dans les changements de population d’oiseaux ».
Ce n’est pas tout. Dans les deux études, toutes les parcelles étudiées concernent des cultures céréalières et sont conduites en agriculture conventionnelle – aucune en biologique. Ainsi, toutes reçoivent des traitements à base des mêmes types de pesticides de synthèse, ce qui introduit un risque de biais. Celui-ci se comprend aisément : cela reviendrait à étudier une population humaine pour tenter d’élucider les causes du cancer du poumon, mais à ne choisir que des fumeurs. En l’absence d’individus non fumeurs dans l’échantillon, les causes secondaires de la maladie – l’alimentation, la sédentarité, etc. – pourraient apparaître comme majeures, minorant ainsi les effets du tabac.
Interrogés par Le Monde, les auteurs expliquent que le choix des exploitations incluses dans l’étude a été de leur fait, sans intervention de BASF. Mais ils ne pensent pas que le biais potentiel soit important. « Nous avons relevé une très grande variété d’usage des pesticides entre les différentes exploitations », dit l’un des auteurs. Une diversité d’utilisations qui compenserait, selon eux, le fait que seules des exploitations céréalières conventionnelles ont été analysées.
Cependant, un autre biais fragilise l’étude conduite. Les analyses n’ont en effet pas tenu compte de tous les traitements chimiques appliqués sur les parcelles étudiées. Parmi les informations demandées par questionnaire aux agriculteurs figurait l’utilisation des traitements de semences, à base de fongicides ou d’insecticides. Mais ces données n’ont pas été utilisées par les chercheurs lors de leur analyse – celle-ci demeure donc aveugle aux effets de ces traitements.
Pourquoi avoir exclu de l’analyse ces produits, parmi lesquels on compte pourtant les insecticides néonicotinoïdes, les substances parmi les plus controversées et pointées par de nombreux chercheurs comme l’un des facteurs déterminants du déclin accéléré de la biodiversité ? Les chercheurs expliquent avoir uniquement tenu compte des traitements pesticides appliqués en pulvérisation, les seuls à entrer en ligne de compte dans le calcul de l’indice réglementaire de fréquence des traitements chimiques (IFT) calculé pour chaque parcelle… Raison pour laquelle les « néonics », utilisés en enrobage de semences, n’ont pas été pris en compte. Une omission critiquée par plusieurs chercheurs contactés par Le Monde, dont la plupart n’ont pas souhaité être cités.
L’utilisation de l’IFT est aussi critiquée. « Cet indice n’est absolument pas adapté à l’évaluation de la contribution relative des pesticides dans le déclin des communautés d’oiseaux des champs », dit Jeroen van der Sluijs, professeur à l’université de Bergen (Norvège) et spécialiste des controversesliées aux usages des produits phytosanitaires. En effet, précise-t-il, l’indice en question agrège tous les types de molécules « sans tenir compte de leur écotoxicité, pas plus que des quantités absolues utilisées, car il ne fait que préciser si le taux d’application est, pour chaque produit, supérieur ou inférieur aux recommandations ». « En conséquence, il est impossible de parvenir à la moindre conclusion significative sur l’importance relative des pesticides dans l’ensemble des facteurs qui impactent les communautés d’oiseaux des champs, conclut M. van der Sluijs. La question n’est simplement pas traitée. »
François Chiron, premier auteur de la publication de 2014 et coauteur de celle de 2016, assure que les conclusions des deux études n’ont « en aucune façon » été influencées par la collaboration avec les industriels. « Je ne partage pas la manière dont ces résultats ont été utilisés dans les médias, pour minimiser l’impact des pesticides, ajoute-t-il. Nos conclusions montrent bien que leur usage estnégativement corrélé avec l’abondance et la diversité des oiseaux des champs. » Pour M. Chiron, ni l’échantillonnage ni l’exclusion des traitements de semences n’ont vraisemblablement altéré les résultats.
M. Chiron ajoute que « d’autres publications vont dans le même sens », donnant un poids supérieur du paysage sur le déclin des oiseaux, par rapport aux agrotoxiques. De fait, la question de la part prise par les phytos dans le déclin des oiseaux est débattue. Mais de nombreux travaux récents font cependant des pesticides une cause déterminante de cet effondrement. Une synthèse de la littérature publiée en 2018 par des chercheurs conduits par Rebecca Stanton (université du Saskatchewan, Canada) indique qu’une majorité des études publiées sur la chute des populations d’oiseaux des champs, en Amérique du Nord, vont dans ce sens.
Enrobage par des néonicotinoïdes
Les raisons tiennent à leur exposition directe ou à la destruction de l’étage inférieur de la chaîne alimentaire – c’est-à-dire les invertébrés. Une étude publiée en octobre dans la revue PLoS One indique que la biomasse d’insectes volants pourrait avoir perdu entre 75 % et 80 % de son importance en Europe occidentale au cours des trente dernières années, avec comme cause plausible le recours systématique à l’enrobage des semences par des néonicotinoïdes, depuis le milieu des années 1990.
La collaboration entre le Muséum et les industriels était le fait d’une demande du ministère de l’agriculture, expliquent les auteurs. Le projet était à l’origine de conduire une évaluation post-homologation de fongicides de BASF, financée par l’industriel. Le protocole de cette évaluation a été défini par le Muséum et a ensuite été « discuté et accepté par les superviseurs de BASF », selon l’industriel.
Mais la convention signée par l’établissement public et la société, expliquent les auteurs dans un texte transmis au Monde, prévoyait que « les données collectées dans le cadre de ce projet − comptage d’oiseaux et description des pratiques agricoles − pouvaient être utilisées par le Muséum pour toutes exploitations scientifiques à condition que les publications résultantes ne portent pas atteinte à l’activité économique du partenaire ». La décision de publier a été exclusivement le fait du Muséum, précise-t-on chez BASF.
Très peu suspects de complaisance vis-à-vis de l’industrie agrochimique – ils publient régulièrement des résultats embarrassants pour le modèle agricole dominant –, les auteurs de ces travaux rappellent qu’ils sont encouragés par leur tutelle à nouer des partenariats avec des entreprises, faute d’argent public pour étudier les effets des polluants. C’est parfois un passage obligé, simplement pour obtenir des données. « Je déplore que le ministère de l’agriculture fasse une rétention importante des informations sur la vente des pesticides, dit l’un d’eux, nous empêchant d’avoir des jeux de données à grande échelle à analyser. »
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | • Mis à jour le | Par Stéphane Foucart