Vincent Munier Le photographe animalier, qui présente un documentaire sur la mystérieuse panthère des neiges, consacre sa vie à la traque des bêtes sauvages.
«La première fois que je l’ai vue, c’était en 2016, lors de mon quatrième voyage au Tibet. Auparavant, ce n’était que des traces. Et encore, je ne savais même pas si c’était du lynx ou de la panthère… Alors j’attends. Une heure, deux heures. Le vent commence à souffler. Et puis je l’ai vu passer… C’était comme dans un film, une entrée de champ, extraordinaire, irréel. Fabuleux.» Un silence, le temps de se remémorer la scène. Puis ce sourire d’enfant heureux.
Ce «moment de grâce», cet «instant magique» que le photographe Vincent Munier détaille d’une voix douce est depuis trois décennies son unique (télé)objectif. Sa raison de vivre. De petits morceaux d’éternité que ce quadragénaire aux allures juvéniles (sosie de Claude Rich, version Tontons flingueurs) traque sous toutes les latitudes avec une prédilection pour les terres gelées de l’Arctique ou de l’Antarctique. Un flash de bonheur ressenti pour la première fois à 12 ans lors de cette nuit passée dans les bois vosgiens à un kilomètre de la maison familiale avec pour seul compagnon l’appareil de son père, lui-même naturaliste passionné. Trente-trois ans plus tard cela donne : «Je n’avais jamais vu vraiment une bête sauvage si proche… Pouvoir saisir, figer ce moment qui paraît presque irréel… C’est tellement fugace. Une explosion d’émotions. Et j’ai trouvé ça fabuleux, fabuleux…» Et de nouveau, les yeux qui brillent.
Pour l’heure, revenu parmi les hommes, il fait la tournée des festivals et des avant-premières pour la promotion de sa Panthère des neiges, superbe documentaire réalisé durant l’hiver 2018 sur le plateau du Changtang, lors de son huitième voyage au Tibet. Le film présenté à Cannes ce printemps a été précédé par le livre éponyme de son compagnon de voyage, Sylvain Tesson, salué par le prix Renaudot en 2019. En ce week-end de décembre, l’accueil du public du festival de films de montagne d’Autrans dans le Vercors est enthousiaste. Vincent Munier s’en réjouit ; sans y accorder vraiment d’importance…
Car on a beau le questionner, interroger son entourage, regarder les nombreux documentaires qui lui sont consacrés, on se rend vite compte que le monde civilisé glisse sur lui. Que tout ce qui est important se résume à ces journées passées en «affût», à la recherche «du beau et du sauvage», seul, au milieu de la nature. Et de préférence par -45 °C au milieu des éléments déchaînés. Avec, répété en guise de mantra, cette devise : «Le monde ne mourra pas par manque de merveille mais uniquement par manque d’émerveillement.»
Ce qu’il s’applique à la lettre. Passé son enfance heureuse dans les Vosges avec pour terrain de jeu quotidien la forêt voisine, le petit dernier d’une fratrie de trois rate trois fois son bac puis multiplie les petits boulots alimentaires pour se payer pellicules et matériel. Quelques clichés dans la presse régionale puis, très vite, les premiers voyages. En Scandinavie sur la trace des grues cendrées qu’il voyait passer au-dessus de sa maison, puis au Japon où il découvre l’univers givré de l’île d’Hokkaido. Le début d’un âge de glace qui l’amènera sur les traces du harfang des neiges, des manchots empereurs ou des yaks sauvages ; son bestiaire magique. Des photographies primées, qui paraissent dans la presse internationale, sous forme de livres (il a créé en 2010 sa propre maison d’édition) et désormais de documentaires (la Panthère des neiges est son troisième film). Le succès est chaque fois au rendez-vous.
«Vincent, quand tu le vois évoluer sur le terrain, c’est un autre bonhomme. Dès qu’il se met aux aguets, tu sens qu’il se passe quelque chose dans ses yeux. Tu sais que tout ce que tu pourras dire ne sera pas entendu, raconte Marie Amiguet, la coréalisatrice du film devenue sa compagne. Il se met au diapason des énergies du lieu et il écoute. Ça en fait un animal assez étonnant.»
Michel, son père : «Vous pouvez être à côté de lui, vous n’existez pas. La seule chose qui compte, c’est la bête, la trace. Je me souviens, on a fait ensemble il y a une dizaine d’années, un voyage dans le grand nord canadien. Je lui disais que j’avais faim et il me répondait : « Mais t’as toujours faim… » Cela faisait dix heures qu’on était là sans bouger.» Ce que le photographe reconnaît volontiers : «J’ai toujours été un peu solitaire, un éternel émerveillé et peut-être aussi un peu illuminé.» Et d’asséner : «On est tous liés. Protéger un crapaud, c’est se protéger nous-mêmes.»
«On partage le même émerveillement devant le vivant et le sauvage, confirme son ami le moine bouddhiste Matthieu Ricard, lui-même photographe. Et quand je parle émerveillement, ce n’est pas seulement ce sentiment sympathique et plaisant [traduisez un peu gnangnan ou bêta, ndlr]. L’émerveillement mène au respect, qui mène à la protection et donc à l’action. Vincent Munier est quelqu’un de sincère. Il y a une vraie cohérence entre le message et le messager.»
Mais les belles images d’un monde animal qui disparaît seront-elles suffisantes pour empêcher la catastrophe écologique désormais certaine ? Pourquoi ne pas utiliser sa notoriété pour se lancer dans le combat politique ? «Trop dur pour moi, je me ferai fracasser, tranche-t-il. J’ai mené quelques combats locaux en premières lignes mais je suis trop fragile.» Ce qui ne l’empêche de continuer dans les Vosges à promouvoir la biodiversité, de voter écologiste mais sans grand enthousiasme, et d’enseigner ses valeurs à son fils de 10 ans.
La dernière anecdote est racontée par Sylvain Tesson. Pour le remercier de cette extraordinaire expérience au Tibet, l’écrivain alpiniste lui a proposé de faire, avec un guide, l’escalade du Pic de bure, dans les Alpes. «Munier n’est pas très familier des grandes voies et dans un passage vertigineux, il a chuté et s’est retrouvé à pendouiller au bout de sa corde comme le capitaine Haddock. Avec quelque 900 mètres de vide sous lui, n’importe quel alpiniste aurait été pour le moins impressionné… Mais lui a juste dit « oh, un accenteur alpin » [un petit oiseau qu’il venait de voir passer au-dessus de lui]. Voilà, c’est tout lui…»
Changera-t-il un jour ? «Non, il faut toujours être à 200 % dans ces milieux, toujours attentif au moindre signe.» Et de conclure avec l’histoire de cette photo prise au Tibet lors d’un énième affût. «Je fais le point sur un petit faucon et puis j’oublie. De retour en France, je regarde les images et tout d’un coup, un blanc. Je réalise qu’à l’arrière-plan, cachée dans les rochers, elle était là, à m’observer. La panthère. Je n’avais rien vu… Je me suis vraiment fait avoir ; moi le soi-disant grand photographe animalier aguerri. Tiens donc, mon œil !»
Avril 1976 Naissance dans les Vosges.
1988 Première photo.
Depuis 2002 Reportages animaliers à travers le monde.
Par Fabrice Drouzy Photo Pablo Chignard/14 décembre