Le commerce illégal d’animaux protégés fait des ravages en République démocratique du Congo. L’okapi, emblème du pays, est particulièrement en danger.
C’est un pressing qui ne paie pas de mine. Trois murs lépreux, une vitrine sale ouvrant sur une pièce où pendent des vêtements nettoyés à sec. Voilà l’une des planques utilisées dans Kinshasa par Jules, escogriffe au visage balafré et à l’œil torve. Rien de plus discret qu’un banal petit commerce perdu dans un quartier populaire de la capitale congolaise, métropole chaotique de plus de 15 millions d’habitants. Les prix affichés à l’entrée sont en monnaie locale, mais Jules, lui, pense en dollars lorsqu’il sort d’un sac en toile une peau pliée d’animal et l’étire au sol. Elle est épaisse, d’un marron foncé sur le corps, plus clair sur la tête, zébré sur le haut des pattes. C’est une peau d’okapi (Okapia johnstoni), un mammifère encore mystérieux, parmi les plus rares qui soit.
Cette espèce en voie de disparition ne se trouve à l’état sauvage que dans la forêt tropicale du nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), dont elle est l’emblème national. Taiseux jusque-là, comme tout bon trafiquant, Jules ajoute les sabots et ne lâche que trois mots : « Dix mille dollars. » Le tout se revendrait aisément quatre ou cinq fois plus en Asie, en Europe et dans les pays du Golfe, où la peau d’un animal si méconnu qu’il semble sorti de la mythologie fascine les initiés.
« Un marché criminel »
A plusieurs milliers de kilomètres à l’est de Kinshasa, dans la province de l’Ituri, une centaine de rangers traquent les prédateurs, qu’ils soient chasseurs, braconniers, agriculteurs ou bien encore orpailleurs ou miliciens, très actifs dans la Réserve de faune à okapis (RFO). Inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, celle-ci s’étire sur 13 726 km2 autour du village d’Epulu, du nom de la rivière qui traverse la forêt dense et humide où évolue la majorité des okapis, soit entre 10 000 et 15 000 bêtes. Un recensement plus précis est impossible tant cet animal est solitaire et plus difficile à observer pour les conservationnistes qu’à chasser pour les communautés locales. Une certitude, tout de même : les scientifiques estiment que sa population s’est réduite de moitié depuis l’an 2000 et alertent sur les risques d’extinction.
Au centre de recherche de la RFO, à Epulu, il n’y a plus le moindre okapi en captivité depuis 2012. Le 24 juin de cette année-là, un chef de guerre des environs et ses miliciens font irruption au quartier général de la réserve, saccagent les locaux et massacrent les quatorze okapis captifs. Depuis, le projet de recapture de trois spécimens – deux femelles et un mâle – n’a pas pu se concrétiser, car la situation sécuritaire demeure instable dans cette région en proie aux violences des groupes armés. Sans oublier l’intensification de l’exploitation illégale de l’or.
Dans ces conditions, les rangers eux-mêmes sont débordés. Deux d’entre eux ont été tués fin septembre par des braconniers, qui en ont profité pour emporter des fusils d’assaut AK-47 et une mitrailleuse PKM. « On craint que les braconniers et les trafiquants investissent de plus en plus de moyens pour chasser l’okapi, car un véritable marché criminel s’est mis en place et menace la survie de l’espèce, confirme Berce Nsafuansa, responsable de programme de l’organisation américaine Wildlife Conservation Global à la RFO. La viande se revend localement, en Ituri, et la peau alimente les réseaux internationaux, particulièrement lucratifs et destructeurs de l’environnement. »
Dans son pressing de Kinshasa, Jules est rejoint par l’un de ses associés, un petit homme bedonnant mais costaud, la cinquantaine. « Pasteur John » – c’est ainsi qu’il se fait appeler – connaît bien la RFO pour avoir été soldat de l’armée régulièredéployée dans la région. Désormais, il prêche dans l’une des innombrables églises évangéliques de la capitale et gère la logistique de ce réseau de trafiquants spécialisé dans les peaux d’okapi. Celles qui ne sont pas exportées depuis l’Ituri vers l’Ouganda voisin sont acheminées par la route à Kisangani, où elles sont chargées sur des barges et transportées sur le fleuve Congo jusqu’à Kinshasa. « Je suis en contact direct avec les chasseurs de l’Ituri, nous glisse « Pasteur John ». Vous pourrez en avoir d’autres dans un mois. »
Réseau d’infiltrés
Face à la peau étendue au sol, l’acheteur hésite, feint d’être intéressé, fait opportunément tomber quelques dollars de sa poche. Son nom est Jonathan Sambya, il n’a que 24 ans, et mène à bien sa mission d’infiltration pour le compte de Conserv Congo, une ONG de militants de la préservation de la nature adeptes de l’enquête sous couverture. Après des études de sciences de l’environnement, Jonathan n’a pas trouvé d’emploi. Alors, il se fabrique des « légendes » et sillonne la ville à l’affût des réseaux comme celui de Jules et du pasteur. « C’est parfois dangereux, dit-il, car il y a beaucoup d’argent en jeu, mais ces trafiquants sont prêts à éradiquer des espèces menacées comme l’okapi pour des dizaines de milliers de dollars.Ils doivent finir en prison. »
Son chef et mentor, Adams Cassinga, peine à contenir sa colère face aux photos prises dans le pressing. « On continue de travailler, on monte un dossier et on les fait arrêter », lâche ce colosse de 38 ans. Treillis, tee-shirt kaki, chaîne en or avec une croix scintillante, cet ancien cadre de l’industrie minière a créé Conserv Congo en 2013. Depuis, il monte des opérations d’infiltration. « Kinshasa est devenu une plaque tournante régionale et un paradis pour trafiquants, précise celui qui se définit comme un « soldat » au service de la défense de l’environnement. Car ici, c’est facile de disparaître et encore plus simple de corrompre des fonctionnaires. Or sans corruption, il n’y a pas de trafic. »
M. Cassinga dirige une vingtaine de jeunes enquêteurs autodidactes et un important réseau d’informateurs. Lui-même se déguise, use de gadgets tels que des lunettes-caméra et prend des risques pour collecter des preuves sur ses « cibles ». Lorsqu’il estime le moment venu et les preuves suffisantes, il se tourne vers des membres de l’Institut congolais de la Conservation ou vers les quelques juges et policiers dont il a éprouvé l’intégrité, pour monter des opérations d’arrestations.
Peu lui importe que ses méthodes d’investigation soient parfois jugées gênantes par certains responsables de grandes organisations de préservation de la nature occidentales établies à Kinshasa. « On les gêne car, sans budgets ni bureaux, on a fait plus de 500 enquêtes et on a permis plus d’une centaine d’arrestations et dix condamnations, rétorque M. Cassinga, devenu cette année boursier de la fondation scientifique américaine qui publie le magazine National Geographic. Ici, c’est Kinshasa, pas Genève. Il faut s’adapter à la réalité du terrain. »
Dans cette capitale tentaculaire où tout se négocie, de préférence en dollars plutôt qu’en francs congolais, sans cesse dévalués, l’économie informelle et la criminalité s’entremêlent et fusionnent. Alors, le commerce de peaux d’okapi n’émeut pas vraiment. Idem pour les éléphants, les hippopotames, les girafes du Kordofan, les bonobos ou encore les pangolins, qui figurent déjà parmi les espèces sérieusement menacées d’extinction en RDC. A Kinshasa, il faut compter 50 000 dollars pour un gorille vivant, de 1 000 à 3 000 pour un bonobo. Un kilo d’écailles de pangolin se négocie à 50 dollars, quatre ou cinq fois plus pour de l’ivoire.
Dans des pressings tels que celui de Jules, mais aussi dans de belles villas ou sur certains marchés de la capitale, on peut acheter des grues couronnées, des gorilles, des bébés chimpanzés ou des têtes de leurs parents, de l’ivoire (brut ou travaillé), des dents d’hippopotame, de même que des peaux d’animaux rares et tout autre produit illégal ramené de la brousse…
« Hub de facilitation »
« A Kinshasa, il est possible de trouver n’importe quoi n’importe où, confirme Christian Plowman, ancien policier britannique devenu formateur et enquêteur pour le compte de Wildlife Conservation Society. C’est un hub de facilitation où il y a de l’argent, des acheteurs et tout grand trafiquant y est basé ou représenté. Il est très dur d’accumuler des preuves solides contre eux. Les forces de sécurité ne sont pas assez formées à l’enquête et la corruption reste un obstacle considérable. Or, il faudrait traiter 500 kg d’ivoire comme 500 kg d’héroïne, sinon la bataille est perdue. »
Les trafiquants de premier plan, pour certains originaires d’Afrique de l’Ouest et de pays voisins comme la Centrafrique ou encore d’Asie, sont aussi discrets et organisés que des chefs mafieux, privilégiant le travail en famille. La plupart d’entre eux disposent d’une entreprise légale, de comptes en banque et d’avocats capables de pointer les failles d’enquêtes le plus souvent mal ficelées. Certains aménagent des entrepôts en ville afin de stocker leur marchandise. Tous ont leurs entrées dans les cercles politiques, sécuritaires et du côté des douanes, que ce soit à l’aéroport international de Kinshasa ou aux ports fluviaux de la capitale et de Matadi, à environ 300 km au sud-ouest.
De l’autre côté du fleuve, le port de Pointe-Noire, au Congo-Brazzaville, reste particulièrement prisé pour l’exportation vers l’Asie. Des cargaisons sont aussi acheminées par la route jusqu’aux grandes villes côtières d’Afrique de l’Ouest, où ces trafiquants insaisissables ont des relais. Les sommes brassées par les plus puissants se chiffrent en centaines de milliers de dollars.
A la fin de l’année 2018, le président congolais de l’époque, Joseph Kabila, avait fait incinérer en public deux tonnes d’ivoire et d’écailles de pangolin saisies. Une opération de communication pour tenter de masquer l’impuissance à endiguer ces trafics et un braconnage de plus en plus militarisé. Près de deux ans plus tard, le 31 août, un okapi a une fois encore été abattu. Le ministre de l’environnement, Claude Nyamugabo, a renouvelé son appel aux autorités judiciaires, les exhortant à « faire appliquer la rigueur de la loi aux auteurs, coauteurs, complices de ces actes ignobles de braconnage, d’okapi en particulier et d’autres espèces sauvages protégées en général ».
Sauf que les criminels s’adaptent en permanence, changent de routes, de techniques d’exportation, profitent de la crise économique pour élargir leurs réseaux d’officiels corruptibles. « A Kinshasa, un trafiquant risque moins de dix ans de prison et une amende de 20 000 dollars maximum, déplore M. Cassinga. Il y a donc peu de risques et d’importants revenus. »Ses faibles moyens lui permettent de s’attaquer uniquement à des réseaux d’envergure limités. A ce jour, aucun trafiquant majeur n’a été condamné à Kinshasa.