Il y a près de vingt-cinq ans, en 1992, alors qu’on dénombrait moins d’une dizaine d’ours dans les Pyrénées et que le lynx s’établissait timidement dans les Alpes grâce aux lâchers conduits en Suisse, voilà que débarquait en France, depuis l’Italie et sans l’aide de personne, le loup. Retour de France Nature Environnement sur 50 ans d’engagement en faveur des grands prédateurs.
Ce retour du loup faisait suite à la reconstitution de conditions écologiques propices à sa présence. Les associations de protection de la nature, au premier rang desquelles France Nature Environnement, s’étaient mobilisées pour la mise en place des plans de chasse qui ont fait remonter les effectifs de ses proies (chevreuils, cerfs, sangliers, chamois…). L’instauration d’espaces protégés, autre revendication forte, combinée à la déprise agricole et à l’exode rural avaient par ailleurs recréé des habitats favorables au canidé.
Si ce retour spontané constitua une formidable nouvelle pour tous les amoureux de la nature, il vint amplifier les difficultés des éleveurs ovins qui manifestèrent leur opposition. Ces réactions soulignent la nécessité de bien appréhender le contexte social, économique, politique et territorial dans lequel se joue la coexistence entre élevage et prédateurs sauvages.
Les difficultés de l’acceptation des grands prédateurs
En 50 ans, les éleveurs ovins ont vu leurs pratiques pastorales évoluer profondément. La politique agricole commune leur a en effet imposé le productivisme, l’augmentation de la taille des troupeaux et la réduction des coûts, tout en soumettant leur production à la concurrence internationale. Dans le même temps, les Français se sont peu à peu détournés de la viande de mouton, maintenant des prix bas. Ceci a placé les éleveurs dans une certaine précarité, avec le sentiment de ne pas vivre du fruit de leur travail puisque 80 % de leurs revenus proviennent désormais de subventions. Ce mécontentement a dès lors été attisé par de nombreux acteurs aux motivations diverses…
Les organisations professionnelles, jusqu’alors peu concernées par le sort des éleveurs ovins, ont profité du retour du loup pour faire pression sur l’État. Certains élus, soucieux de conforter leur électorat, se sont montrés plus enclins à faire abattre des prédateurs qu’à apporter de vraies réponses aux difficultés structurelles de l’élevage. Les chasseurs ont apporté avec entrain leur concours à la lutte contre les prédateurs, ennemis de leur gibier. Enfin, la presse régionale a généralement traité le sujet sous l’angle simpliste des « pour » et des « contre ». Si les sondages et l’émotion suscitée par la mort de Cannelle montrent que le public est globalement acquis à la cause des grands prédateurs, on constate également que les idées reçues et les peurs développées au fil des siècles ont laissé des traces.
Dans ce contexte, la politique illisible de l’État, qui ne procède qu’avec timidité aux nécessaires opérations de lâchers, ne contribue aucunement à clarifier la situation et apaiser les tensions. L’ours et le loup sont devenus les boucs-émissaires des difficultés de l’élevage ovin et sont utilisés pour attiser un clivage entre le monde citadin (qui ne comprendrait rien) et les zones rurales (qui seraient abandonnées).
Un engagement fédéral indéfectible pour trouver une issue
Convaincue que la coexistence avec les grands prédateurs participe de l’acceptation de l’ensemble du monde sauvage, France Nature Environnement a tenu bon. Elle est restée force de proposition, à travers notamment la demande d’expérimentation de nouveaux moyens de protection et le conditionnement de l’indemnisation des dégâts à la mise en place effective de la protection. Chaque fois que ce fut nécessaire, nous avons également été force d’opposition, en contestant devant les tribunaux les mesures de gestion outrepassant le droit et en portant plainte contre tous les actes de braconnage. Enfin, nous nous sommes toujours attachés à diffuser une information aussi objective que possible, notamment vers le grand public et la classe politique.
Il y eut des moments qui nous ont fait vaciller, comme la mort de Cannelle ou encore les saccages des bureaux de nos associations de Lozère et des Hautes-Alpes. Mais ces écueils ont aussi redonné de l’élan à notre plaidoyer pour l’ours, jusqu’à l’heureuse arrivée, il y a quelques semaines, des femelles Sorita et Claverina.
Alors que France Nature Environnement célèbre ses cinquante années d’existence, nous voyons bien que notre action en faveur des prédateurs a servi de rempart. Nous voyons aussi tout ce qu’il reste à construire. En 2018, quels efforts et moyens la société française est-elle prête à allouer à la protection des grands prédateurs ? Sommes-nous simplement encore capables de laisser une place à la grande faune sauvage ? Aujourd’hui comme hier, les réponses viendront du dialogue, de l’écoute et du respect de toutes et tous, vivants humains et non humains…
Repères
L’ours : En 1996, il ne reste plus que 5 ours en France. Les lâchers ont permis de faire remonter la population à 45 individus, mais l’ours demeure dans une situation précaire.
Le lynx : Si les effectifs sont encourageants dans le Jura et les Alpes, il a quasiment disparu des Vosges à cause notamment du braconnage. Pour l’instant, le seul espoir de maintenir le lynx dans cette région repose sur les lâchers récemment opérés côté allemand.
Le loup : Grâce à son adaptabilité, il tire son épingle du jeu, avec une population estimée à près de 500 loups. On reste cependant loin du seuil de viabilité génétique, estimé entre 2 500 et 5 000 individus.