Venues du fond des âges, les méduses ont survécu à toutes les disparitions d’espèces et prolifèrent dans nos océans et sur nos plages. Une « gélification » qui inquiète et dérange. Mais qui peut aussi être vue comme une opportunité, du fait de leur teneur en collagène ou de leurs vertus nutritives. Les méduses pourraient être les futures stars des biotechs marines.
D’infimes petits points lumineux s’agitant dans un bocal ! Les bébés méduses Clytianés dans la nuit à l’Institut de la mer de Villefranche, près de Nice, sont encore quasi imperceptibles. « Il y en a près de 2.000, indique Alexandre Jan, en charge de l’élevage de ces organismes gélatineux. Mais seulement 30 % atteindront l’âge adulte. » Barbotant dans d’autres petites vasques rangées en batterie sur des étagères, les précédentes « portées » sont conservées dans une nurserie attenante, à l’abri de la lumière du jour. Bien que n’excédant pas la taille de quelques millimètres, les spécimens nés il y a quinze jours sont déjà formés. On voit bien ressortir en fluorescence le bord de la petite ombrelle, les filaments, l’estomac et l’appareil reproducteur. « Elles ne vivent pas au-delà de deux mois, explique leur jeune soigneur en bermuda, manifestement passionné par sa tâche. D’où la nécessité de les reproduire en continu, pour que les chercheurs en aient toujours à leur disposition. »
Voilà près de quinze ans que cette station océanographique, parmi les plus anciennes de France, s’est initiée à l’art subtil de l’élevage de méduses en captivité. Inaugurée en 1882, elle occupe toujours les locaux de l’ancienne prison de galériens des ducs de Savoie édifiée au XVIIIe siècle au bord de la darse de Villefranche-sur-Mer. Sur le sol en pierre du grand hall d’entrée, on peut encore apercevoir la trace des anneaux qui servaient à enchaîner les prisonniers. Tandis que pendent du plafond des grands filets à plancton mis au rancart.
Aujourd’hui, le site et ses extensions abritent deux grands laboratoires placés sous la tutelle de Sorbonne Université et du CNRS. L’un tourné vers la biologie cellulaire des organismes marins, l’autre vers l’océanologie pélagique. Avec une prédilection pour la grande famille du plancton gélatineux à laquelle appartiennent les méduses, dont l’étude figure parmi les domaines d’excellence de la station.
Séquençage du génome
« Nous avons été les premiers à publier le séquençage du génome d’une méduse, la « Clytia » », s’enorgueillit Evelyn Houliston, l’un des piliers de cette station marine où elle officie depuis vingt-cinq ans, aujourd’hui responsable de l’unité de recherche sur la biologie du développement de ces organismes. Cet institut travaille aussi sur une autre espèce, redoutée pour ses piqûres urticantes par les baigneurs des plages méditerranéennes qu’elle infeste de plus en plus souvent, la Pelagia noctiluca.
Dans une autre partie de la nurserie, Alexandre Jan bichonne une cinquantaine de spécimens, prélevés au large de la rade. « Les mâles ont bien travaillé cette nuit »,précise-t-il en remarquant l’eau trouble du bocal, signe qu’il y a eu émission de gamètes.
Plus âgées que les dinosaures
Deux espèces étudiées donc, sur près de… 3.500 répertoriées dans la nature. Autant dire qu’il reste encore bien des secrets à percer sur ces étonnants organismes marins. Peu de gens le savent, mais les méduses, qui appartiennent à la famille zoologique des cnidaires ou « orties de mer », sont des animaux préhistoriques. Elles peuplent nos océans depuis plus de 500 millions d’années. Elles sont donc beaucoup plus âgées que les… dinosaures. Et ont survécu à toutes les extinctions d’espèces.
Venues du fond des âges, ces créatures sont loin de former une famille homogène. Les méduses d’une certaine taille, celles qui font peur aux baigneurs, se répartissent, en fait, en 200 espèces rangées dans le sous-groupe des scyphozoaires. À celles-ci, il faut ajouter 40 espèces de cuboméduses, reconnaissables à la forme cubique de leur ombrelle, dont les piqûres peuvent être mortelles et que l’on trouve essentiellement en Australie. Le reste, l’immense majorité, émarge à la famille des hydroméduses, qui ne mesurent pas plus de quelques millimètres et dont la plupart sont invisibles à l’oeil nu. Ce qui ne les empêche pas d’être parfois urticantes.
Gélification des océans
On savait déjà que ces organismes primaires, dépourvus de système nerveux central, étaient présents dans toutes les mers du globe et à toutes les profondeurs. Mais depuis quelques années, certains scientifiques avancent qu’ils coloniseraient tout l’espace marin au détriment des poissons. Bref que les océans seraient en cours de « gélification ». L’hypothèse est controversée car, faute de relevés suffisants, on ne peut la prouver. Pour autant, personne ne conteste la prolifération des méduses dans certaines mers comme celle de Chine ou du Japon, voire au large de la Namibie. Et l’homme a une grande part de responsabilité dans cette prolifération.
Tout le monde reconnaît en effet que si les méduses prospèrent autant, c’est à cause de la surpêche. Avec moins de prédateurs et plus de plancton à leur disposition, elles ont un « acquaboulevard » devant elles pour coloniser les mers. En France, alors qu’il y a encore quelques décennies, on subissait l’arrivée sur les côtes méditerranéennes de ces animaux urticants en moyenne tous les douze ans, c’est quasiment chaque année qu’elles infestent désormais certaines plages, poussées par les vents.
Le flop de la météo à méduses
Chaque année, c’est la même panique sur les plages lorsque les méduses pointent le bout de leurs tentacules. Même si toutes ne sont pas urticantes pour l’homme. En 2012, la Côte d’Azur avait tenté de lancer la première météo mondiale censée prévoir l’arrivée des méduses. Pas assez fiable pour les uns, trop précise pour les autres, elle a vite perdu le soutien des communes car, dans certains cas, elle faisait fuir les touristes sans raison. Même scepticisme autour des coûteux filets sécurisant les aires de baignade. « Si elles sont projetées par la houle contre cet obstacle, les méduses lâchent tout de même leurs harpons urticants qui viendraient piquer les baigneurs à l’intérieur du périmètre », indique la chercheuse Delphine Thibault. Une fois touchés, rappelons qu’il ne sert à rien de répandre de l’urine sur la blessure. Il faut rincer à l’eau salée, mettre une pommade à la cortisone et, au besoin, prendre des antihistaminiques.
Très invasives, elles peuvent profiter des changements de courants ou des interventions de l’homme sur la nature pour s’installer sur de nouveaux bassins. « La « Ropilema nomadica » a colonisé les eaux israéliennes à la faveur du percement du canal de Suez, devenant depuis un véritable fléau pour l’économie maritime locale », rappelle Stefano Piraino, enseignant chercheur à l’université italienne du Salento. Les élevages piscicoles sont aussi régulièrement décimés par ces prédateurs gélatineux, très voraces d’oeufs de poissons et d’alevins. Bref, même partielle, cette gélification fait déjà subir un lourd impact à l’économie et aux écosystèmes. Et ce n’est sans doute pas terminé.
Car les méduses ne craignent pas le changement climatique. « Si le courant les y pousse, elles sont capables de vivre dans des eaux très polluées avec de faibles teneurs en oxygène, qui font fuir les poissons et provoquent la mort des organismes marins fixés au sol », précise Delphine Thibault, enseignante chercheuse à l’université d’Aix-Marseille, qui a pas mal bourlingué dans les eaux du globe pour observer ces orties de mer.
Résistantes au changement climatique
Magnifique paradoxe de la nature donc, qui voit proliférer ces fragiles organismes dépourvus de carapace, soumis, pour se déplacer, au bon vouloir des courants contre lesquels elles ne peuvent pas nager. Alors que des espèces placées tout en haut de la chaîne alimentaire, comme le féroce requin, périclitent. Une version maritime du chêne et du roseau. Mais, à la fin, quel est le secret de leur longévité ? Avant tout, leur incroyable capacité à se reproduire, répondent en choeur tous les spécialistes. « La plupart des méduses ont un double cycle de vie, détaille Evelyn Houliston. L’un sous forme mobile et sexué, via l’organisme gélatineux que nous connaissons. L’autre sous forme fixe et asexuée, via un polype arrimé au sol. »
Pour la majorité des espèces, la fécondation se fait classiquement par la rencontre des gamètes mâles et femelles libérés simultanément dans la mer et qui vont former des oeufs. Mais au lieu de produire une méduse, ces « planules » vont tomber au fond de l’eau et donner naissance à un polype. C’est lui qui, dans certaines conditions de stress comme un changement de température de l’eau, va se mettre à « bourgeonner » et à générer des petites méduses.
Double cycle de vie
« Le polype a sa vie propre, indique Delphine Thibault. Il se comporte un peu comme une plante. » Chez les hydroméduses, il est même capable de former des rhizomes et coloniser ainsi les fonds marins à l’image du corail, qui appartient aussi, avec les anémones, à la famille des cnidaires. Une fois installé, il peut produire des bébés méduses à volonté. Mais surtout, contrairement à la créature mobile qui vit en moyenne un an, les polypes peuvent subsister quasi indéfiniment, pourvu qu’ils aient de la nourriture. On a même découvert qu’ils profitaient des macroplastiques flottant dans l’océan pour s’offrir un nouveau territoire d’implantation. Aucune crainte pour la survie de l’espèce donc. D’autant que les méduses disposent parallèlement d’une étonnante capacité à se régénérer, grâce à une formidable plasticité tissulaire.
« Si on enlève l’estomac d’une « Clytia », elle cicatrise au bout d’une heure. Au bout d’un jour, il y a déjà un nouveau bourgeon d’organe et au bout de quatre, tout est reformé », s’émerveille Evelyn Houliston. De même, les méduses privées de nourriture sont capables de mettre en attente leur métabolisme. La Pelagia noctiluca peut survivre plus d’un mois sans manger. « Elle se rétracte en absorbant ses propres organes de reproduction, pointe la scientifique. Mais dès lors qu’elle peut à nouveau se nourrir, tout se reforme comme avant. »
Rêve d’immortalité
Une propriété encore plus extraordinaire a été mise en évidence chez une espèce de petites méduses baptisée Turritopsis nutricula. Arrivée en fin de vie, elle a la capacité, dans des conditions optimales, de se résorber en une goutte de gélatine qui tombe au fond de l’eau pour donner vie à un nouveau polype. « Un peu comme un papillon qui retournerait au stade de cocon », relève Stefano Piraino qui a réussi l’an dernier, avec son équipe de recherche, à identifier les gènes impliqués à chaque étape de cette « régression » de la cellule vers un stade indifférencié.
Le secret de l’immortalité enfin percé ? On en est loin. Mais cette propriété fait indubitablement beaucoup fantasmer. Pas étonnant donc qu’avec tous ses atouts, les méduses soient en mesure de coloniser le domaine marin. L’inquiétude provoquée par ce phénomène a alimenté l’idée qu’il fallait les éradiquer. Un « robot tueur » a même été mis au point, il y a quelques années. Une aberration pour les chercheurs car, en réduisant ces organismes en charpie avec son hélice, il favorisait d’après eux la dispersion des gamètes et facilitait donc la reproduction.
Deux prix Nobels
C’est en travaillant sur la toxicité des piqûres de la méduse Physalie (Physalia physalis) que le médecin Charles Richet a découvert le principe de l’anaphylaxie, la réaction allergique provoquée par certains venins. Un travail qui lui a valu le prix Nobel de médecine en 1913. Près d’un siècle plus tard, en 2008, le chercheur japonais Osamu Shimomura, et ses collègues américains Martin Chalfie et Roger Tsien, se sont vu attribuer celui de chimie pour la découverte des propriétés d’une protéine fluorescente baptisée GFP, tirée de la méduse Aequorea Victoria. Synthétisée depuis, cette molécule fait aujourd’hui partie de la trousse à outils du biologiste qui s’en sert comme un biomarqueur, notamment pour suivre et déchiffrer le comportement des cellules tumorales chez la souris.
Pour Delphine Thibault, il faut imaginer des stratégies plus responsables de l’environnement. « Consommées par près de 150 espèces d’animaux marins ou d’oiseaux, les méduses ont un rôle à jouer dans les écosystèmes », affirme-t-elle. Mieux, on les regarde depuis peu comme de prometteuses ressources. Le collagène qu’elles renferment intéresse l’industrie. « Très bien toléré par l’organisme humain, il offre une excellente alternative à celui d’origine animale largement utilisé aujourd’hui », assure Thomas-Paul Descamps, patron de Jellagen.
Cette start-up franco-britannique installée au pays de Galles explore notamment le marché de la culture de cellules souches, gros consommateur de cette substance et celui, plus nouveau, de la réparation cellulaire. Des crèmes cosmétiques au collagène de méduse commencent aussi à voir le jour. Sachant qu’il faut environ 1 kg de « matière première » pour fabriquer un gramme de cette précieuse substance.
Fertilisants et dépolluants
Composées à 95 % d’eau, les méduses sont aussi riches en éléments nutritifs (protéines, glucides, calcium, fer…), dont certains font le pari qu’ils pourraient servir d’engrais. Déjà, les Phéniciens plaçaient, semble-t-il, des méduses au pied des vignes pour hydrater et nourrir le sol. La difficulté ici, c’est d’arriver à extraire le sel de cette biomasse qui, pour le coup, ne fait pas bon ménage avec les cultures. L’université allemande de Kiel travaille avec un partenaire privé sur cette épineuse question. Ces recherches s’inscrivent dans un programme baptisé Go Jelly, financé par Bruxelles, qui vise précisément à trouver de nouveaux débouchés à l’exploitation des méduses.
« Deux méthodes de désalinisation, l’une thermique et l’autre chimique, ont été expérimentées », indique Tanya Warnaars de la Fondation européenne pour la science, l’une des coordinatrices du programme. Les poudres de méduses obtenues vont êtres testées cet été sur des cultures d’épinards. L’utilisation de ces animaux comme dépolluants est, pour l’instant, tout aussi expérimentale. Différentes équipes de recherche ont prouvé que le mucus de méduse – cette excrétion gélatineuse produite en cas de stress – était un excellent piège à microparticules de plastique. Toujours dans le cadre du programme Go Jelly, l’université israélienne de Haïfa est en train de breveter, avec un partenaire privé, un filtre imbibé de cette substance, destiné à être placé dans les usines de traitement des eaux usées.
Un plat prisé en Asie
Mais l’exploitation qui recèle sans doute le plus gros potentiel de développement, c’est la consommation par l’homme. Manger des méduses ? Lorsqu’on visualise ces masses gélatineuses peu « ragoûtantes » échouées sur les plages, on peut certes émettre quelques réserves. Pourtant, en Asie c’est un plat prisé, consommé depuis des siècles. « Elles ont une texture plutôt croquante et prennent le goût de la sauce avec laquelle on les mitonne », assure Delphine Thibault qui les prépare notamment en tempura. Plus d’un million de tonnes d’espèces comestibles – toutes ne le sont pas – sont pêchées ou élevées chaque année sur le continent asiatique à des fins alimentaires. Mais si le reste du monde s’y mettait, ce chiffre pourrait sans doute grimper en flèche.
Pour Stefano Piraino, l’épuisement de la ressource halieutique, conjugué à l’explosion de la démographie mondiale, fait qu’on n’aura bientôt plus le choix. Avec son épouse Antonella Leone, chercheuse à l’Institut des sciences pour les productions alimentaires, ils ont mis au point une méthode de transformation/conservation fondée sur les principes de la stérilisation. Une étape importante pour faire avancer le dossier d’autorisation à Bruxelles. Car l’Europe ne reconnaît pas le process à base de sels d’alun, utilisé en Asie. Cette scientifique est également en train de préparer un livre de recettes avec le chef italien Fabiano Viva.
Médusarium
Car le combat pour réhabiliter les méduses se joue aussi sur le front culturel. L’aquarium de Paris, qui a inauguré il y a deux ans le plus grand médusarium d’Europe, l’a bien compris. « Nous voulons sensibiliser le grand public aux conséquences du changement climatique sur l’océan, à travers la beauté de ces animaux marins qui en sont d’excellents marqueurs », souligne Mathilde Castres en charge des partenariats. Corentin Garde, le médiateur scientifique est intarissable sur le métabolisme et les habitudes de vie des méduses « lune », « poumon de mer », « oeuf au plat » ou « boulet de canon », les désignations vernaculaires de quelques-unes des 52 espèces qui alternent dans les 24 bassins d’exposition.
Et pendant que les visiteurs s’ébahissent devant leurs ballets hypnotiques, Anaïs Courtet veille à leur élevage en captivité dans les sous-sols du site d’exposition. « Nous avons bénéficié des compétences de notre partenaire, l’aquarium japonais de Kamo, qui possède un savoir-faire unique sur le sujet », confie cette biologiste. Pourtant les conditions de reproduction de certaines espèces lui échappent encore. Ces organismes préhistoriques, qui pourraient devenir les nouvelles stars des biotechs marines, tiennent manifestement à garder une part de leur mystère.
Des méduses chez soi
Le spectacle des méduses nageant dans les grands aquariums a suscité des vocations dans le grand public et les entreprises. Installée depuis 2015 à la Criée de Cherbourg, la jeune entreprise française Jellyfish Concept élève et vend des méduses avec leurs aquariums, un peu partout dans le monde. « Nous ne sommes encore qu’une poignée sur ce marché », explique son directeur Matthieu Boizumault, ancien technicien de la Cité de la mer voisine. « Au début, on visait surtout les particuliers », précise-t-il. Il faut compter au moins 700 euros pour un équipement de quelques dizaines de litres avec quatre ou cinq méduses. Les spécimens les plus chers, les Chysaora fuscenscens, coûtent la bagatelle de 130 euros pièce. Mais la start-up se tourne de plus en plus vers le marché haut de gamme. Sièges sociaux, grands hôtels, spas, restaurants… Il devient du dernier cri de posséder son aquarium à méduses.
Les Echos / Stefano Lupieri, publié le 16 juil. 2020 à 16h46Mis à jour le 17 juil. 2020 à 16h37