Jean-David Abel, spécialiste de la biodiversité et vice-président de France Nature Environnement, demande que «les populations locales» et «les urbains» renouent le dialogue autour de l’ours, après le braconnage d’un plantigrade la semaine passée en Ariège.
Dix jours après la découverte d’un ours tué par balles à Guzet (Ariège), le suspect n’a pas été identifié et les débats s’enveniment. Marche blanche des partisans de l’animal programmée à Foix ce samedi mais interdite par la préfète, mise en place d’une « prime au braconnier » d’un montant record de 30 000€ (monté à 40 000 depuis, ndlr)… Jean-David Abel, vice-président de l’association France Nature Environnement (FNE), membre du Conseil économique, social et environnemental (Cese), demande aux élus locaux d’assurer un rôle de «médiateurs»et à l’Etat de garantir «l’intérêt général».
Vous appelez à de nouvelles concertations entre les représentants de l’Etat, les populations locales, éleveurs, syndicats agricoles, associations écologistes, scientifiques… Cela fait deux ans que prévaut un dialogue de sourds. N’est-il pas trop tard ?
Il n’est jamais trop tard. Il faut absolument reprendre les concertations avec tout le monde. La mort de cet ours résulte d’un engrenage qui doit être arrêté. Sinon, d’autres ours peuvent être tués et le conflit s’approfondira encore. Il faut le dire très clairement : il n’y aura ni disparition de l’ours ni fin du pastoralisme dans les Pyrénées. Dans la durée, il y a aura coexistence. Il faut maintenant concentrer tous les efforts pour construire les modalités concrètes de cette coexistence.
La majorité des éleveurs ou des élus ariégeois insistent aujourd’hui pour obtenir le retrait de l’ours…
C’est un fantasme et un mensonge parce que ce retrait n’aura pas lieu. Les éleveurs demandent d’abord à vivre de leur métier et à être respectés. Les élus locaux, eux, sont tous opposés à l’ours dans leurs propos publics, mais quand vous les mettez dans une pièce avec moins de dix personnes, leur discours est plus nuancé. Ils devraient jouer un rôle de médiateurs plutôt que de souffler sur les braises.
Quant aux habitants des Pyrénées, ils soutiennent la présence de l’ours entre 70 et 78% selon des études d’opinion que nous avons fait réaliser il y a deux ans dans des départements de montagne voisins ! Faut-il aussi rappeler que certaines fédérations de chasseurs ont à l’origine appuyé les réintroductions d’ours ? Il y a beaucoup de postures dans ce dossier. Cela peut être vrai également pour certains membres de nos associations de protection qui se focalisent sur l’ours mais se préoccupent insuffisamment des conditions concrètes de coexistence.
Qui doit avoir le dernier mot ? Les locaux ou l’Etat ? Les écolos ou les agriculteurs ?
En démocratie, c’est l’Etat qui doit être garant de l’intérêt général. Tous ceux qui vivent potentiellement au contact de l’ours doivent être écoutés, la légitimité de leurs questions doit être reconnue. Mais ils ne peuvent pas être seuls à décider. Le monde pastoral subsiste en grande partie grâce aux aides nationales ou européennes, comme la PAC. Les urbains vivant à Paris, Rennes, Lille, Toulouse, qui payent des impôts permettant ces aides, ont aussi leur mot à dire sur l’ours. Les Pyrénées concernent une communauté plus large que les Pyrénéens. Il faut régler ensemble notre relation au vivant.
Les solutions ?
Il faut les appréhender une par une et se donner les moyens de les appliquer, de les faire évoluer. Des clôtures, des chiens, des bergers formés et présents 24 heures sur 24 sur les estives : dans la plupart des zones qui ont subi des prédations, l’ensemble de ces conditions n’étaient pas réunies. En revanche, nous ne sommes pas du tout favorables à la proposition de créer des réserves où serait parqué l’ours, à l’écart des zones de pastoralisme.
Que pensez-vous des tirs d’effarouchement, de nouveau autorisés par arrêté ministériel depuis la fin de semaine passée ?
Nous ne sommes pas opposés à un effarouchement défensif [tirs non létaux, jets de pétards et autres outils sonores et lumineux, ndlr]. Mais seulement en dernier ressort et si cette mesure est exclusivement appliquée par des agents de l’Etat. C’est une erreur d’autoriser des armes dans les estives.
Et la réintroduction d’ours ?
Il y a un manque de diversité génétique dans la population présente [la plupart des ours dans les Pyrénées descendent du même mâle, un individu introduit de Slovénie, ndlr]. Cela veut dire que sa viabilité à terme n’est pas assurée, notamment face à des maladies. Une nouvelle étude de modélisation de la dynamique des populations d’ours va être réalisée. Mais, pour nous, l’urgence est au remplacement de l’ours tué il y a dix jours.
L’Etat vous semble-t-il prendre le dossier à bras-le-corps ?
Non, malheureusement. Il navigue entre ses engagements de fond et les pressions – notamment parlementaires –, alors qu’il doit parler sans ambiguïté. Dans la gestion courante, il est laxiste. Il ne réagit pas suffisamment aux dégradations de matériel, aux violences, aux menaces, y compris sur des agents de l’Office français de la biodiversité, qui vont crescendo. D’un autre côté, les autorités accroissent le montant des indemnisations des brebis tuées ou dont la mort est attribuée à l’ours. Mais elles ne procèdent pas à la vérification sur le terrain de la mise en œuvre de moyens de protection…
Peut-être que les dirigeants politiques ont enfin pris la mesure de la gravité de la situation avec cette destruction d’ours en Ariège. La ministre de la Transition écologique et solidaire, Elisabeth Borne, a annoncé que l’Etat allait porter plainte. Cela n’a pas toujours été le cas avec d’autres affaires concernant des espèces protégées !
Pierre Carrey / Libération, 21 juin
photo : Deux ours du parc animalier de Sainte-Croix, à Rhodes (Moselle), le 28 mai. Photo Jean-Christophe Verhaegen. AFP