Après « Vertige d’une rencontre », Jean-Michel Bertrand repart avec sa caméra sur les traces de la bête sauvage.
Rêvé comme un blockbuster et doté des mêmes moyens par le réalisateur Jacques Perrin (Le Peuple migrateur, Océans…) comme par les productions Disneynature, ou bien pensé pour la télévision, avec des ressources et des ambitions plus modestes, le documentaire animalier a, ces dernières années, travaillé des formes et des effets extrêmement différents pour les yeux. Ces réalisations se sont souvent retrouvées autour d’une trame sonore de même nature : la voix humaine, pensée, dans les meilleurs cas, comme celle d’un initiateur un peu sentencieux aux secrets de la nature, et, dans ses pires moments, comme l’instrument d’une anthropomorphisation de ces créatures sauvages dont on prétendait explorer l’altérité. Souvent, cette voix envahit l’espace sonore jusqu’à contredire ses ambitions exploratoires.
La démarche de Jean-Michel Bertrand est aux antipodes de ces travers, alors même que la voix, la sienne, en constitue un élément fondamental. Etrangère à la hauteur professorale comme aux jeux d’anthropomorphisme, elle se présente dans toute sa singularité et son humilité. Elle ne raconte pas l’histoire du monde, mais celle d’un homme, Jean-Michel Bertrand, habitant ce monde et habité d’un beau rêve : croiser le chemin du loup, comme il avait croisé celui de l’aigle (Vertige d’une rencontre, 2010).
Le terme « rencontre », utilisé pour le titre de ce précédent documentaire, a son importance : il revendique une part de hasard, par opposition à la traque savamment orchestrée (même lorsqu’elle sait rester discrète) des grosses productions. Pour La Vallée des loups, cette part s’est encore élargie : découvrant dans ses Alpes natales une vallée qui lui semblait propice à accueillir les loups, le cinéaste a fait le pari que ceux-ci la découvriraient à leur tour, la jugeraient favorable, et que ce seraient eux qui viendraient finalement à la rencontre de l’homme.
L’homme comme sujet du film
A partir de cette inversion du mouvement naturel du documentaire animalier, le film se construit autant et plus autour de l’homme que de l’animal. Il prend pour sujet tout cet arrière-plan du documentaire que l’on ne garde presque jamais, ou alors de façon très fragmentaire, voire dans la discrétion d’un making-of : l’attente, le doute, l’épuisement physique et moral (Jean-Michel Bertrand a passé trois ans à attendre le loup, dormant dans la neige en plein hiver).
Il ne s’agit pas pourtant de faire un film-nombril, un « Koh-Lanta » alpin célébrant la persistance de la volonté humaine : la nature reste reine à l’image. L’homme ne s’y invite le plus souvent que comme œil – par extension : caméra –, et voix sans prétention de grandeur d’invité avançant au milieu des splendeurs du monde la tête un peu courbée de déférence. Non que cette humilité, qui fait de La Vallée des loups une expérience empathique profondément émouvante, interdise au cinéaste tout lyrisme. Au gré d’une circulation emphatique de l’image à l’œil, de l’œil au cœur, du cœur aux lèvres, la voix distille comme une sève face au spectacle naturel une prose poétique simple et vigoureuse, chant d’appartenance heureuse à un monde qui semble rajeunir d’un jour d’attente et de doute à l’autre, jusqu’à retourner à ce vertige primitif tout juste sorti du chaos, où tout peut arriver : le regard de l’homme sur l’aigle, le regard du loup sur l’homme.
Le Monde/4 janvier 2017, Valérie Luciani