Début août, un vautour fauve a été retrouvé mort, criblé de plombs, dans le parc national des Cévennes, a annoncé jeudi 26 août la Ligue de protection des oiseaux (LPO). Depuis 2013, une vingtaine de cas similaires ont été recensés dans les Grands Causses. Un signe des tensions qui existent dans la région autour de ces oiseaux.
Pourtant, certains s’accommodent fort bien de leur présence. Sur le plateau du causse Noir, dans le sud de l’Aveyron, Marianne Loye observe de loin les vautours qui s’approchent. L’éleveuse d’ovins a découvert la veille, dans son troupeau de 270 bêtes, un agneau mort, probablement de manière subite après avoir ingurgité trop de luzerne. Elle l’a aussitôt mis dans la placette, l’espace où déposer – en toute légalité – les animaux morts pour que les vautours s’en nourrissent en pratiquant, par la même occasion, le plus naturel des équarrissages. « Je suis née avec les vautours et je n’ai jamais eu aucun problème. Et puis des vautours qui nettoient une carcasse en un quart d’heure, cela reste le meilleur agent qu’on puisse trouver, surtout que sur le causse, le camion d’équarrissage ne passe que tous les trois ou quatre jours. »
Plus de 120 éleveurs sur les causses ont choisi d’avoir une placette, mais une vingtaine n’en disposent pas, étant situés en fond de vallée ou trop près de lignes électriques. Ils peuvent néanmoins signaler les animaux morts à la LPO, laquelle vient chercher les carcasses pour le charnier collectif.
La ruée des vautours sur une carcasse est impressionnante : ils opèrent en groupe, et sont une centaine à se chamailler pour « nettoyer » un cadavre de brebis. Au bout d’une demi-heure à déchiqueter de leur bec courbé toutes les chairs, ne restent plus que les côtes apparentes. Cet acte n’a rien d’agressif : l’agent de la LPO chargé de l’équarrissage peut prendre son temps pour disposer la carcasse, les vautours attendent sagement sur les rochers à proximité.
Et pourtant, selon des éleveurs relayés par la Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles (FDSEA) et la chambre d’agriculture, les vautours seraient bel et bien responsables de la mort de chevaux, vaches, veaux et brebis en 2021. Non pas dans le parc national des Cévennes, où ils ont été réintroduits en 1981, mais plus au nord, dans l’Aubrac, ou le Cantal. « C’est logique, précise Jacques Molières, président de la chambre d’agriculture de l’Aveyron. Ils sont devenus trop nombreux, et ils n’ont plus assez à manger dans leur zone initiale, alors ils vont plus au nord chercher leur nourriture. »
Prédateurs d’animaux vivants
En mai 2021, Claire Vieilledent, éleveuse de bovins dans le sud de l’Aveyron, a vu sa jument dévorée par les vautours. Elle n’a pas vu directement l’attaque, mais est convaincue qu’ils sont responsables de sa mort. Montrant le champ où cela a eu lieu, elle témoigne devant les caméras de France 3 : « C’est là qu’on l’a retrouvée avec les vautours dessus. (…) Au moment où elle est morte, c’étaient bien les vautours qui l’avaient consommée. »
Les vautours seraient donc trop nombreux et, surtout, ils auraient franchi le pas : de charognards, ils seraient devenus des prédateurs d’animaux vivants. Le débat s’est tellement tendu qu’Olivier Duriez, chercheur en biologie, l’un des trois spécialistes des vautours en France, a choisi de démissionner en juillet de Massif central vautour-élevage, un comité interdépartemental créé en 2011 a!n de concilier la présence du vautour fauve et les activités d’élevage. Il estimait que ni les chercheurs ni la LPO ne pouvaient se faire entendre face à certains représentants du monde agricole qu’il ne juge pas représentatifs de l’ensemble de la profession : « Cela se passe très bien avec les éleveurs des Grands Causses, là où se situent
la grande majorité des vautours, mais on ne les entend pas », explique le chercheur.
Les chires laissent la place aux interprétations : selon une étude issue du comité Massif central vautour-élevage publiée en 2015, 156 plaintes ont fait l’objet d’un constat détaillé entre 2008 et 2014, dont 82 avec expertises vétérinaires. Sur ces huit années, les vautours sont intervenus du vivant de l’animal seulement dans 15 cas : 10 cas concernaient des animaux moribonds et trois des victimes présentant des blessures. Restent deux cas indéterminés. Rien de vraiment probant donc : deux cas d’animaux mourants en moyenne chaque année, face à plusieurs milliers de carcasses d’animaux morts éliminées naturellement.
Les spécialistes des vautours reconnaissent que ces rapaces peuvent s’en prendre, dans des circonstances exceptionnelles, à des animaux faibles, notamment dans les cas de vêlages diciles, mais en aucun cas ils ne s’en prennent à des animaux en pleine santé. Leur morphologie ne le permet pas : contrairement aux aigles qui ont des serres aiguisées pour tuer leurs proies, les vautours ont des pattes qui ressemblent à celles des poulets.
Dans l’Aubrac, un vétérinaire a émis l’hypothèse que les veaux qui ont attiré les vautours étaient morts du charbon symptomatique, une maladie foudroyante qui concerne surtout les jeunes bovins.
Intérêt touristique
Les chercheurs remettent également en cause le fait qu’ils seraient trop nombreux. Pour Jean- Baptiste Mihoub, chercheur au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco), à Paris, « s’il y avait surpopulation, le premier paramètre qui s’in$échirait serait la reproduction. Les vautours vivent longtemps – une trentaine d’années – et comme toutes les espèces à longue durée de vie, ils sont capables de réguler leur reproduction. On n’a pour l’instant constaté aucun dérèglement de ce critère. Le problème ne porte pas sur les vautours, mais sur la division des humains. Avec 800 vautours fauves, on est encore très loin de la population qui existait il y a cent ans ».
Quant au manque de nourriture, « le vautour peut rester trois semaines sans s’alimenter, explique Olivier Duriez. S’ils vont au-dessus de l’Aubrac ou des massifs avoisinants, c’est parce qu’ils parcourent généralement entre 100 à 150 km par jour en planant, sans dépenser d’énergie ».
Jacques Molières, qui avait accepté le principe des placettes il y a vingt ans, considère que la situation est devenue ingérable et qu’elle nécessite une réaction : « Avec 100 000 brebis, l’Aveyron est le premier département ovin de France. Et côté bovin, la race Aubrac, qui avait quasiment disparu il y a vingt-cinq ans, a totalement renouvelé l’économie de la région. Les vautours viennent perturber les choses, je demande juste qu’on retrouve un équilibre en nous permettant de pratiquer des earouchements quand les vautours se rapprochent des troupeaux, et qu’on puisse réguler leur peuplement ».
Les éleveurs qui dénoncent une attaque sur une bête vivante demandent à être indemnisés comme c’est le cas pour le loup, mais le système a ses détracteurs : « Si votre bête est tuée par un chien errant, vous n’êtes pas indemnisé, explique un éleveur. Mais vous l’êtes si elle est tuée par un loup. Ça peut faire pencher les analyses… »
Olivier Duriez avance une autre solution, citant l’exemple de l’Espagne : « Si un éleveur estime que sa bête a été tuée par un vautour, l’Etat accepte qu’il y ait une expertise. Si celle-ci con!rme les faits, l’Etat indemnise l’éleveur. Mais si elle conclut à une autre cause – mort naturelle, attaque d’un autre animal –, l’éleveur paie l’expertise. Cela a permis de faire redescendre la !èvre autour du sujet. »
Reste un dernier facteur qui pourrait mettre tout le monde d’accord : l’intérêt de la présence des vautours pour le développement du tourisme. La Maison des vautours a été créée par la communauté de communes en 1998. Reprise en 2008 en gestion privée, elle permet de découvrir les espèces tout en observant avec des lunettes, installées sur un belvédère, la colonie perchée sur les promontoires, les jeunes oiseaux de l’année ou les vols planés des adultes. 25 000 à 30 000 visiteurs s’y rendent chaque année. Parmi eux, un nombre sans doute important ira aussi visiter les caves de Roquefort, achèteront du fromage de lait de brebis ou mangeront de la viande d’agneau dans les restaurants. Le tourisme, l’agriculture et les vautours pourraient donc faire bon ménage.
Anne Devailly/Le Monde, 29 août 2021