La responsabilité des chefs d’entreprise et des dirigeants politiques qui, face à la crise climatique, prennent des décisions à l’encontre de l’intérêt général, doit être engagée, estiment, dans une tribune au « Monde », l’investisseur Bertrand Badré, l’écrivain Erik Orsenna et le psychiatre et entrepreneur Bertrand Piccard.
En pleine pandémie due au coronavirus, la déforestation a plus que doublé dans le monde. Alors que la moitié de l’humanité luttait contre un virus dont l’origine semble fortement liée à la destruction de la biodiversité, d’autres profitaient de la situation pour accélérer la déforestation de l’Indonésie, du Congo ou de l’Amazonie…
Cette information, tirée d’un rapport publié par le WWF (« La déforestation a augmenté de 150 % durant la pandémie de Covid-19 »), nous a amenés à nous poser de multiples questions sur l’absurdité de notre époque. Comment peut-on mettre les autres, comme soi-même d’ailleurs, en péril par pur égoïsme ? Ces questions fascinent le médecin psychiatre. Elles préoccupent le financier. Elles taraudent l’écrivain fasciné par la mondialisation.
Par ignorance ?
Cette situation nous a soudainement rappelé la théorie de Jared Diamond sur l’effondrement des civilisations. Dans son essai (Bouleversement. Les nations face aux crises et au changement, Gallimard), le géographe américain prend en exemple la civilisation de l’île de Pâques.
D’après lui, la disparition de cette culture est avant tout due à sa recherche constante de prestige. En construisant des statues de plus en plus imposantes, les Pascuans ont eu un besoin croissant de bois afin de déplacer les fameux colosses de pierre. Cette course frénétique a conduit au déboisement total de l’île, entraînant une érosion des sols, un appauvrissement de la biodiversité, et, finalement, l’effondrement de leur société.
Alors, que se passe-t-il dans la tête de ceux qui détruisent notre planète aujourd’hui et mettent en péril leur propre civilisation ? Comment peut-on continuer à financer massivement les énergies fossiles et polluantes, malgré les alertes de la communauté scientifique ? Comment peut-on continuer à détruire les sols, déverser plastique et produits chimiques dans les rivières et les océans, épuiser les ressources de la planète et financer des lobbys pour éviter toutes contraintes ?
Est-ce par ignorance ? Il est possible que certains méconnaissent encore la gravité de la situation environnementale. Mais il est difficile de croire qu’on puisse être totalement ignorant du danger que nous courons. Les scientifiques nous alertent depuis les années 1980, et les conséquences sont d’ores et déjà visibles : incendies massifs, perte de biodiversité, pollution de l’air et inondations.
Une autre hypothèse est qu’il est très difficile pour l’être humain de projeter les conséquences de ses actes dans le temps ou l’espace, de faire le lien entre un comportement immédiat et les répercussions qu’il aura dans le futur ou dans un autre endroit du globe.
Soumission à l’autorité
C’est ainsi qu’une faute personnelle paraît insignifiante – ce qui est souvent exact – alors même que la multiplication de cette faute à l’échelle mondiale engendre des conséquences désastreuses. Nous continuons donc à prendre notre voiture à moteur thermique, à jeter nos capsules de café dans la poubelle et à laisser nos lampes allumées dans une chambre vide. Comme le soulignait Tolstoï : « Chacun pense à changer le monde et personne ne pense à se changer soi-même. »
Une autre piste est celle de la soumission à l’autorité. Celui qui a coupé le dernier arbre sur l’Île de Pâques a fort probablement reçu l’ordre de le faire, plus qu’il n’en a pris l’initiative. Nombre de bourreaux se sont d’ailleurs réfugiés derrière cet argument au moment d’être jugés pour leurs atrocités. Tant que les règles ne changent pas, on continue donc d’y obéir aveuglément.
La législation actuelle, dans de nombreux endroits du globe, autorise trop facilement d’émettre des substances polluantes, d’importer des produits toxiques et de détruire l’environnement. Et en l’absence d’un renforcement des normes pénales concernant l’environnement, certaines entreprises et individus en profitent pour ne rien changer à leurs comportements. En toute légalité.
Certaines personnes, enfin, ne savent simplement pas comment faire. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises ne survivent, beaucoup d’emplois ne sont garantis, que grâce à des activités qui, par leur nature, détruisent la planète. Leurs dirigeants n’ont pas forcément les moyens de faire autrement. Pensons aux patrons des entreprises qui produisent des pailles en plastique, ou des énergies fossiles ; aux exploitants de mines ou de décharges publiques. Ils ont des investissements à rentabiliser, des salaires à payer et des familles à nourrir.
Des alternatives rentables
A ceux-là, il faut proposer d’ambitieux plans de reconversion de leurs employés, et de modernisation de leurs usines. Nous devons leur proposer des alternatives rentables, des plastiques biodégradables, des sources d’énergies renouvelables, des débouchés pour leurs déchets qui leur permettent de continuer une activité lucrative. C’est d’ailleurs l’objectif de la Fondation Solar Impulse et de son label destiné à promouvoir les solutions capables de protéger l’environnement de façon rentable.
Mais il subsiste une dernière catégorie : ceux qui sont parfaitement au fait de la gravité de la situation et des conséquences de leurs actions, qui pourraient faire autrement et savent que c’est possible, mais qui préfèrent persévérer dans leur voie sans issue. Leur seule et unique motivation est l’appât du gain à court terme, au mépris de la souffrance et des inégalités que cela engendre. Ils se caractérisent par une insensibilité à la souffrance d’autrui, un fort égocentrisme et une absence de culpabilité. Ceux-là sont vraisemblablement des psychopathes, tels que les décrit le DSM-5, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Elsevier Masson, 2015) qui sert de référence mondiale.
Il ne s’agit pas ici des sanguinaires sadiques et violents qui nous terrorisent au cinéma, et qui seraient plutôt qualifiés de sociopathes, mais d’un trouble psychologique bien connu des psychiatres : la psychopathie. Cette pathologie, définie précisément par les symptômes énoncés ci-dessus, semble toucher des individus qui cherchent à éviter de souffrir eux-mêmes en se coupant de toute empathie. Ce trouble concernerait près de 3 % de la population adulte !
Qui plus est, un article paru en 2016 dans la revue Crime Psychology Reviewestimait que, dans les milieux professionnels, la proportion de psychopathes serait d’ailleurs largement supérieure dans les postes à responsabilité : elle pourrait être proche de 20 %. C’est évident qu’il est plus facile de gravir les échelons du succès en n’ayant aucun scrupule, en marchant sur les autres et en ne perdant aucunement le sommeil lorsqu’on licencie quelques centaines d’employés, malgré les drames familiaux que cela implique, pour faire monter les actions de son entreprise en Bourse.
L’un finira en prison, l’autre pas
S’il est possible d’informer ceux qui ne savent pas, de convaincre ceux qui doutent, d’aider ceux qui en ont besoin, ou de donner de meilleurs ordres aux subordonnés, il n’existe qu’une seule chose à faire avec les psychopathes : s’en protéger.
A notre sens, c’est le rôle et le devoir de toute société humaine que de se protéger contre ces déviances, au même titre qu’elle doit se protéger contre les meurtriers. La responsabilité personnelle des chefs d’entreprise et des dirigeants politiques qui prennent des décisions à l’encontre de l’intérêt général devrait être systématiquement pointée du doigt. La décision d’un individu de déverser des tonnes de produits toxiques dans une rivière, provoquant d’innombrables cancers et menaçant tout un écosystème, est tout aussi répréhensible que celle d’un tueur en série. Seulement, aujourd’hui, l’un finira en prison, l’autre pas.
Il s’agit bien aujourd’hui de faire face à ces questions. La réponse peut être pénale. Elle peut être morale. Elle peut aussi faire partie de la nécessaire révision de notre modèle. En choisissant le profit non plus comme fin en soi mais comme un moyen de participer au bien commun de notre planète et de ses habitants, nous contribuerions à mettre un terme à ces dérives. Et si les dirigeants politiques sont incapables de prendre les mesures nécessaires pour protéger leur population, ils signent en réalité leur propre diagnostic…
Les signataires : Bertrand Badré, ancien directeur général de la Banque mondiale, PDG de Blue Like an Orange Sustainable Capital ; Dr Bertrand Piccard, psychiatre et explorateur, président de la Fondation Solar Impulse ; Erik Orsenna, écrivain, membre de l’Académie française.
Source : le Monde