Après l’édition en 2021 de mon premier ouvrage « Les tribulations d’un réensauvageur contrarié », je récidive avec un second opus, dont le nom pas encore définitif devrait ressembler à « La revanche du sauvage » : ou quand l’animal « sauvage » décide d’emmerder l’humain qui l’enquiquine, voire l’extermine…
En voici un premier extrait
Depuis que les amarres avaient été larguées à Hong Kong deux jours auparavant, le commandant ne s’était pas accordé de repos réellement réparateur.
Les eaux bondées de la mer de Chine demandaient trop d’attention pour se permettre de piquer ne serait-ce qu’un micro-roupillon, et il avait une confiance toute limitée en son second, plus préoccupé à entretenir son physique de jeune premier qu’à surveiller l’équipage issu du tiers-monde, même quand il était de quart…
Une fois en haute-mer, il put enfin se glisser avec gourmandise dans sa couchette moite, rassuré par la quiétude des eaux et la luminosité de la pleine lune. Il adorait ce moment où il pouvait enfin s’affranchir de ce corps usé, oublier ce visage buriné qui le tiraillait tant le soir venu, et laisser son cerveau partir à la conquête d’îles mystérieuses probablement truffées de vieilles malles remplies d’escudos en or.
Il avait beau ronfler comme un sonneur, il avait pris l’habitude en vieux briscard des mers de caler sa respiration sur le bruit de cavitation émis par l’hélice, et tout changement dans la fréquence de rotation de celle-ci l’arrachait instantanément des bras non pas de Morphée ni d’Hypnos, mais de Nyx, question de féminité…
Hélas, cette nuit-là ce n’est point l’hélice qui le sortit de son expédition Caribéenne virtuelle, mais une tonitruante annonce émise via les haut-parleurs grésillants rongés par l’air ambiant salé :
« Le commandant est attendu de toute urgence à la passerelle»
Ce message était suffisamment inhabituel pour qu’il ne prit pas le temps de bailler ni même de remettre le service trois pièces dans le droit chemin, et dut profiter des hectomètres de coursive pour réajuster sa tenue et sa coupe de cheveux, toutes deux en bataille, avant d’arriver à la timonerie faiblement éclairée.
« J’espère que nous avons perdu au moins une centaine de nos 17000 conteneurs pour que ça vaille la peine de me réveiller » lança t’il d’un ton caustique à l’officier en charge.
« Non, Commandant. De ce côté là, tout va bien. En revanche le sonar est tout bizarre depuis 5 minutes. C’est comme s’il n’y avait que 2 mètres de fond. Et inexplicablement nous perdons de la vitesse alors que les paramètres de la propulsion sont nominaux »
Pour la vitesse, on verrait cela plus tard. Certainement l’effet conjugué du courant et du vent de face.
Se situant à bonne distance des haut-fonds qu’il savait rôder aux alentours, le commandant suggéra de relancer le système informatique de navigation. 2 minutes plus tard, le résultat de la manipulation ne fut pas probant : l’écran restait désespérément vierge de toute information sous-marine utile à la navigation. Une seule et unique grosse tache sombre occupait tout l’écran, comme si le bateau était en cale sèche sur la terre ferme.
« Que fait-on Commandant ? Doit-on demander un guidage satellite ? »
Il avait beau martyriser sa barbe fournie digne des pachas de trois-mâts, il était incapable d’avancer une explication plausible susceptible de rassurer l’équipage un poil aux aguets.
Interdit devant ce cas de figure inédit, il sortit sur le pont pour réfléchir au frais du vent du large.
A peine eut-il le temps de humer l’air marin qu’une vision littéralement fantastique lui fit lâcher un bon vieux juron de marin, beaucoup plus vulgaire que l’éculé « mille milliards de mille sabords trop long » à expurger.
Intrigués par la violence du ton, les membres d’équipage présents arrivèrent précipitamment. L’exclamation du commandant fut alors reprise en choeur, en autant de langues que le navire comptait de nationalités, et la marine marchande était réputée pour en abriter de nombreuses…
Aussi loin que portait la vue, de la poupe à la proue, la mer bouillonnait littéralement. La lumière diffuse émise par la pleine lune éclairait d’innombrables et inquiétants mouvements métalliques, frénétiques, désordonnés, inclassables pour un cerveau humain en bonne santé.
Et pourtant, c’était bien des queues et nageoires argentées qui frappaient l’eau, par milliards. Une vision paradisiaque pour un navire de pêche Chinois peu scrupuleux, un cauchemar pour un navire de commerce contraint par des délais.
Le bateau était complètement cerné par un gigantesque banc de sardines, pris dans une gangue visqueuse tellement compacte que la mer semblait avoir été bue. Encore plus serrés que dans une boîte de Belle-Iloise, les poissons venaient s’assommer par vagues sucessives contre la coque rouillée du navire. Pas étonnant que les ondes acoustiques du sonar aient renvoyé l’image d’une masse unique !
L’hélice n’arrivait plus à jouer son rôle, elle était aussi efficace qu’un pétrin de boulanger galérant avec une pâte trop épaisse. Le porte-conteneurs avançait maintenant moins vite qu’un brise-glace soviétique en mer de Barents, du temps où la banquise était encore digne ce nom.
Le commandant ordonna de couper les moteurs. Inutile de risquer la moindre avarie, les chinoiseries qu’il transportait étaient attendues par des centaines de magasins sans âme posés dans des zones commerciales déprimantes superposables à l’envie.
Le géant se retrouva rapidement à l’arrêt, immobilisé sur une mer d’huile, de sardines.
Un marin Philippin, lassé du sempiternel poulet-riz servi par le soi-disant cuistot du bord, revint fissa avec une canne à pêche, provoquant un mélange d’incrédulité et d’amusement parmi ses compagnons.
Un de ses compagnons, sur l’eau depuis tant d’années qu’il aurait pu prétendre à un passeport de ressortissant des eaux internationales, saisit une fusée de détresse qu’il fit craquer en visant la « mer ». La boule rouge rebondit sur cette croute écaillée en d’innombrables ricochets, comme si chaque queue touchée s’amusait à relancer le pétard pas mouillé.
Quand au second, il compulsait frénétiquement les pages « Divers » du manuel de navigation en haute mer pour savoir quelle atttude adopter en de telles circonstances. Il pouvait toujours chercher…
Le Commandant s’isolât dans sa cabine pour s’enquérir des consignes de sa direction. Ce qu’il apprit par radio le sidéra encore plus, à tel point qu’il prit la décision d’en avertir séance tenante son équipage.
« Je me dois de vous informer que nous ne sommes pas les seuls à connaître pareille mésaventure. Notre base à terre nous précise que, du détroit de Béring à celui du Pas-de-Calais en passant par le canal de Suez, l’ensemble du trafic maritime international est paralysé par des rassemblements jamais vus de maquereaux ou harengs mystérieusement attirés par les navires de gros tonnage militaires ou commerciaux. Les navires de plaisance ne sont pas touchés»
Le mécanicien en chef, à l’anglais scolaire tout juste suffisant pour demander à chaque escale le tarif d’une prostituée, traduisit le tout en moitié moins de phrases et de temps.
Information à prendre au conditionnel, des thons se seraient même jetés volontairement en masse dans des filets de chalutiers illégaux afin d’entraîner les bateaux vers les fonds abyssaux, et des baleines auraient forcé des sous-marins à faire surface en saturant leurs sonars de sons et images désorientants .
De cela, le Maître à bord ne pipât mot de peur d’effrayer ses pauvres bougres, déjà hantés par de nombreuses superstitions mettant en scènes cachalots, poulpes géants et autres sirènes.
Pendant ce temps-là, à l’insu de tous, sous toutes les latitudes, cachées par les eaux sombres et huileuses des ports, des grappes entières de moules et crustacés s’installaient solidement sur les gouvernails des méthaniers et pétroliers amarrés aux terminaux, empêchant de facto toute future manoeuvre.
La mer était devenue subitement impropre à toute activité commerciale et militaire…