Le réensauvagement, qui consiste à protéger un environnement afin qu’il retrouve son fonctionnement naturel, porte ses fruits, expliquent les naturalistes Béatrice Krémer-Cochet et Gilbert Cochet.
Auteurs de L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde (Actes Sud, 2020), les naturalistes et photographes Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet arpentent, depuis plus de vingt ans, les réserves de vie sauvage du monde entier et achètent collectivement des espaces autrefois exploités et désormais laissés en libre évolution.
De quelle manière la nature sauvage regagne-t-elle du terrain en France et en Europe ?
Nous assistons à une situation contrastée. En effet, dans nos campagnes, l’utilisation de pesticides, d’engrais chimiques et la destruction des habitats (haies, prairies naturelles, marais…) ont fortement affecté la biodiversité. De fait, nos rivières sont eutrophisées, c’est-à-dire trop bien nourries, et les algues se développent. Leur décomposition naturelle consomme du dioxygène et entraîne l’asphyxie d’une partie de la faune aquatique. De même, la surpêche en mer est tout bonnement une folie, notamment par l’utilisation du chalut.
Mais, dans le même temps, certaines espèces iconiques, qui avaient disparu à la suite d’une intense persécution, reviennent. Soit spontanément, comme le loup, le phoque-veau marin, le phoque gris, la cigogne noire, la spatule blanche, la grue cendrée, la grande aigrette, l’ibis falcinelle, le pygargue à queue blanche, la tortue caouanne… soit grâce au coup de pouce de l’homme, qui a, par exemple, réintroduit les deux espèces de bouquetins (celui des Alpes et l’ibérique), le lynx, le gypaète et le vautour moine.
Une approche novatrice du rapport entre l’homme et le vivant non humain, une nouvelle alliance en quelque sorte, permet au monde sauvage de regagner une partie de ses bastions historiques. Par ailleurs, l’abandon des terres agricoles les plus difficiles à exploiter, notamment en montagne, a entraîné le retour spontané de la forêt, redevenue propice pour les ongulés (cerf, chevreuil, sanglier…) et leurs prédateurs (ours, loup, lynx, aigle royal…). Ces listes, incomplètes, montrent l’incroyable résilience des espèces dès lors qu’on leur laisse une place.
Pourtant, avec les associations Forêts sauvages et Aspas (Association pour la protection des animaux sauvages), vous avez voulu acquérir collectivement des terres afin de les laisser en « libre évolution ». Qu’est-ce que le réensauvagement ?
Le réensauvagement consiste à protéger un environnement et à lui permettre de retrouver son fonctionnement naturel. Les acquisitions réalisées par l’Aspas et Forêts sauvages permettent d’augmenter à la fois le nombre de sites protégés dans notre pays, et de leur offrir une protection stricte, sans compromis. Certaines de nos acquisitions, comme « Vercors Vie Sauvage », peuvent rivaliser en surface avec des réserves naturelles nationales comme l’île de la Platière, sur le Rhône, ou les Ramières de la Drôme : chacun de ces espaces protégés couvre environ 500 hectares.
Il a fallu quatorze ans de procédures administratives pour créer la réserve de la Platière. Un an et demi seulement pour motiver quelques dizaines de milliers de citoyens et rassembler les fonds qui ont permis l’achat du site privé « Vercors Vie Sauvage ». De plus, comme le foncier des réserves naturelles n’est pas totalement maîtrisé par l’Etat, on apprend, de temps à autre, que la pelouse à orchidées de la Platière a été labourée… Ou, plus récemment, qu’une coupe à blanc de forêt alluviale a été réalisée dans la réserve naturelle des Ramières. Rien de tout cela dans la réserve de « Vercors Vie Sauvage » de l’Aspas.
Nous avons confiance dans les dynamiques du vivant et nous les respectons. C’est la nature qui commande, avec ses surprises : la libre évolution est le mode de gestion choisi. En forêt, cette évolution est très lente : certains genévriers des gorges de l’Ardèche existent depuis 1 500 ans, un épicéa âgé de 9 550 ans a été découvert en Suède ! Mais bien que privées, nos réserves ne sont pas fermées au public : l’homme qui passe et ne laisse pas de trace y a toute sa place. Dans chacun de ces espaces, un sentier de découverte a été créé de manière à pouvoir proposer le plaisir de l’immersion en milieu naturel, de la contemplation et de l’observation tout en limitant le dérangement de la vie sauvage. C’est une chance extraordinaire, ce laisser-faire. Pour la nature, mais aussi pour l’homme : nous avons encore beaucoup à apprendre des dynamiques spontanées du vivant sur notre planète.
Pourquoi, selon vous, est-il si important d’œuvrer au démontage des barrages afin de faire revenir la vie sauvage ?
Onésime Reclus [géographe français, 1837-1916] a écrit : « La fluidité, véritable noblesse des rivières. » Et, en effet, un cours d’eau est fait pour s’écouler. Il est en mouvement permanent. Grâce à ce mouvement des masses d’eau de l’amont vers l’aval, blocs, galets, graviers et sables sont transportés, traversent parfois des continents entiers avant de former des plages dorées qui permettent aux terres de s’avancer sur les mers, tandis que les limons fertilisent les berges.
Le mouvement de retour est bien illustré par le voyage des poissons migrateurs qui, après une croissance éclair dans le riche milieu marin, remontent les cours d’eau pour retrouver leur frayère de reproduction. C’est le retour du phosphore sur les continents qui est permis grâce à ce périple. Ainsi, dès qu’un barrage est construit sur un cours d’eau, les désagréments apparaissent, comme le recul des plages, l’avancée de la mer et la perte des poissons migrateurs. Les barrages devenus inutiles et/ou très impactants peuvent être effacés sans regrets. Les expériences françaises de Maisons-Rouges, sur la Vienne, Saint-Etienne-du-Vigan, sur l’Allier, et Kernansquillec, sur le Léguer (Côtes-d’Armor), sont de parfaites réussites. Au niveau européen, d’ici à 2030, il est prévu une suppression d’un barrage par jour !
Quels sont les nouveaux défis à relever pour une cohabitation harmonieuse entre l’homme et la nature ?
L’homme doit admettre qu’il a pris une place très largement prépondérante sur notre planète. Avec 96 % de la biomasse des mammifères continentaux (tous les humains et tous les animaux domestiqués), il ne laisse que 4 % aux animaux sauvages terrestres ! Et pour les habitats « naturels », certaines études montrent que seuls 3 % des surfaces émergées sont encore intactes. Espèces et espaces, finalement, se rejoignent pour exposer une situation complètement déséquilibrée, où l’homme exploite tout ce qu’il peut.
De nouveaux défis sont à relever pour que nous puissions continuer à nous nourrir sans toutefois épuiser les milieux naturels. De nouvelles méthodes efficaces, comme la permaculture, devraient permettre de diminuer l’impact sur les milieux agricoles et libérer des terres pour la nature. La restauration de paysages agricoles diversifiés et la diminution des intrants chimiques permettraient de retrouver la riche biodiversité des campagnes d’avant la funeste conversion vers l’intensif. Enfin, dans les mers et les océans, seule une réduction drastique de la pression de la pêche, associée à la création d’immenses sanctuaires, nous aidera à retrouver les richesses originelles. Au final, il s’agit d’établir une cohabitation harmonieuse entre l’homme et la nature. Une nouvelle alliance en quelque sorte.
Béatrice Krémer-Cochet et Gilbert Cochet, pionniers du réensauvagement
Béatrice et Gilbert Cochet sont des magiciens du terrain, des conteurs du vivant, des enchanteurs du réensauvagement. Lorsque l’on chemine avec ce couple de naturalistes, un concours de ricochets au bord de l’Ardèche devient un jeu de pistes, un sentier pédestre se transforme en poème sylvestre et chaque cavité d’une paroi escarpée où niche un Grand-Duc devient aussi envoûtante que la grotte Chauvet. Leur maison de Saint-Romain-de-Lerps, qui date des années 1920, est également un écrin où les caméras-pièges sont camouflées dans le jardin. « Une révolution technologique qui permet d’entrer dans l’intimité du monde animal, qui vit principalement la nuit », se réjouit Béatrice Krémer-Cochet.
La nuit, tous les chats ne sont pas gris et l’on capte ce qui bouge avec ces discrètes caméras à infrarouge : sangliers, chevreuils ou mustélidés viennent se désaltérer. Pourtant, Béatrice Krémer-Cochet possède une capacité hors du commun à ne pas effrayer les animaux sauvages et même à gagner leur confiance. « Un jour, un bouquetin s’est approché d’elle, s’est couché et s’est mis à ruminer. C’était inouï », se souvient son mari, Gilbert Cochet.
Leur capacité à appréhender le vivant s’est sans doute cristallisée pendant l’enfance. « Je suis né naturaliste, toujours à quatre pattes à regarder les lézards. Je suis resté addict, je suis toujours obligé de sortir », dit Gilbert. Et Béatrice ouvrait la cage aux lapins chez son grand-père juste pour « le simple plaisir de les observer ».
Tous deux se sont rencontrés en cours de sciences naturelles, à la faculté de Lyon. Et ne se sont plus quittés. Premier voyage initiatique après l’agrégation, le grand « choc culturel » de l’Australie où « le rapport au sauvage est aux antipodes du nôtre ». S’ensuit une vie d’observations infinies. « Les rivières, ce sont les milieux que je préfère », avoue Gilbert, spécialiste de la moule perlière, alors qu’il marche à pas lents dans la réserve naturelle des gorges de l’Ardèche, dont il est le président du conseil scientifique depuis vingt-cinq ans (Fleuves et rivières sauvages au fil des réserves naturelles de France, Delachaux et Niestle, 2010).
Les loutres sont revenues
Béatrice invite à goûter des pétales d’aphyllante de Montpellier le long du sentier qui descend vers le rivage. Afin de saisir les grands mouvements géomorphologiques des fleuves sauvages de France, elle a même passé son brevet de pilote d’avion, puis d’hélicoptère pour en photographier les méandres. A pas de loup, de tortue ou de colombe, ils descendent tous deux vers la forêt alluviale, toujours aux aguets. Gilbert Cochet, qui a été le conseiller scientifique du réalisateur Jacques Perrin pour le film Les Saisons (2015) et a corédigé avec Stéphane Durand, Réensauvageons la France(Actes Sud, 2018),a « besoin de dominer son sujet par la connaissance et la nomination », indique Béatrice. Mais tous deux forment une même tourelle d’observation : « Je suis les yeux et il est les oreilles », s’amuse-t-elle.
Des rudistes, mollusques marins du Crétacé supérieur à présent fossilisés et tout simplement observés près du parking de la corniche, permettent de comprendre que nous marchons sur un ancien récif corallien, une enclave de péridotite incrustée dans une pierre basaltique, à savoir un éclat sur un galet noir qui peut sembler anodin, apparaît à nos yeux dessillés comme une trace physique – « un message », disent-ils –, qui provient du centre de la Terre. Et là, c’est non seulement Jules Verne, mais aussi Darwin et Buffon, dont les œuvres complètes tapissent une pièce de leur maison, qui pointent à l’horizon.
Dans les gorges de l’Ardèche, les loutres sont revenues et savent attendre le passage des canoës pour traverser, sans parler des aprons (poissons d’eau douce), des aigles de Bonelli et de somptueux vautours percnoptères, les mêmes que l’on retrouve sur les hiéroglyphes égyptiens. Mais, regrette Gilbert Cochet, « lorsqu’on visite la grotte Chauvet, on est frappé par la beauté et la variété des espèces représentées. Or, quand on en sort aujourd’hui, il n’y a désormais presque plus rien ».
C’est dans les réserves de vie sauvage, qu’ils ont collectivement achetées, que Béatrice Krémer-Cochet et Gilbert Cochet se sentent le plus accordés. « Ici, on est chez nous », lancent-ils de concert. Et ce n’est pas le cri identitaire de propriétaires, mais le soupir de soulagement d’un couple soucieux d’apaiser la Terre. Décidément, le réensauvagement est un réenchantement.