La découverte d’un nouveau mammifère sous nos latitudes est plutôt rare, d’autant plus quand elle concerne la région Centre-Val de Loire. Précisons quand même que ce n’est pas un apport nouveau pour la diversité spécifique mais plutôt une découverte zoogéographique. Cet animal énigmatique a fait l’objet d’études morphologique, anatomique et géné- tique qui permettent indubitablement de le porter au rang d’espèce. Son aire de répartition actuelle concerne un grand quart Sud-Ouest de la France mais, vu son identification récente, ses limites ne sont pas encore bien définies et évoluent au gré des découvertes. Alors qu’elle n’était pas connue au nord de la Loire, elle vient d’être trouvée à quelques kilomètres au nord du fleuve, dans le Val de Loire…
Mots-clefs : Taupe d’Europe, Taupe d’Aquitaine, Talpa aquitania, biogéographie, répartition, région Centre-Val de Loire, génome, critères d’identification, espèce nouvelle.
L’énigmatique créature…
Quand on évoque un nouveau mammifère pour une région géographique, on pense d’emblée à un grand carnivore en expansion, comme le Loup ou le Lynx, à une espèce exotique à caractère envahissant, comme le Raton laveur ou le Chien viverrin, ou encore à une sous-espèce de micromammifère peu visible, qui ne se distingue guère de l’espèce type que par des caractères génétiques, comme certaines musaraignes. Mais, on n’imagine guère qu’une espèce courante qui fréquente nos campagnes et nos jardins, qui a fait l’objet de destructions systématiques depuis des siècles de la part des agriculteurs, jardiniers et gestionnaires de terrains de sports, soit passée inaperçue. De plus, jusqu’à la dernière guerre, cet animal fut l’objet d’un commerce florissant pour la pelleterie. Il en a été détruit des centaines de milliers en France au cours de la première moitié du xxe siècle pour la confection de vêtements et de chapeaux. Il faut savoir qu’à cette époque environ 20 millions de spécimens étaient vendus chaque année sur les marchés européens (Godfrey & Crowcroft in Brosset 1974).
Une espèce passée inaperçue pendant des lustres
Il faut reconnaître que cette nouvelle espèce est plutôt difficile à observer et à manipuler, parce qu’elle vit sous terre et qu’elle ne manifeste guère ses activités terrassières que le matin et en soirée. En revanche, ses indices de présence sont bien visibles et connus de tous, il s’agit des monticules de terre communément appelés taupinières !
En effet, cette nouvelle espèce n’est rien d’autre qu’une taupe ! Certes, aujourd’hui elle n’est guère connue que dans un grand quart Sud-Ouest du pays mais, étonnamment, elle y est passée inaperçue pendant des décennies, voire beaucoup plus… Cette taupe n’a d’ailleurs été décrite qu’en 2015 par des scientifiques du Muséum national1 et de l’Université de Barcelone2 (Nicolas et al., 2017) et, vu sa découverte récente, la carte de sa répartition est encore fragmentaire et toujours en cours d’élaboration. Le fait qu’elle soit passée inaperçue s’explique certainement par sa forte ressemblance avec la Taupe d’Europe (Talpa europaea) mais ça n’explique pas qu’elle n’a pas été distinguée de celle-ci, car elle dispose de caractères spécifiques, bien visibles…
Une espèce à part entière
En France métropolitaine, avant cette découverte récente, deux espèces étaient déjà connues : la Taupe aveugle (T. caeca), uniquement présente dans le Sud-Est (Alpes- Maritimes3), en contact avec l’Italie où elle est commune (Fayard, 1984 ; Coll, 1992 ; Marchesi et al., 2008) et la Taupe d’Europe (T. europaea), largement répartie sur le territoire national (Van Den Brinck, 1971).
En tout état de cause, des différences morphologiques dans la population de Taupe d’Europe ont toutefois justifié une étude approfondie sur le génome, l’anatomie et la denture (Feuda et al., 2015 ; Nicolas et al., 2017). C’est l’étude génétique qui a permis d’identifier une nouvelle espèce, jusqu’alors inconnue : la Taupe d’Aquitaine (T. aquitania) (Nicolas et al., 2017). Ces deux taupes, autrefois confondues, se révèlent donc être deux espèces différentes et, outre leurs caractères morphologiques spécifiques, elles peuvent désormais être distinguées par leur ADN mitochondrial. L’étude biogéographique comparative des deux taxons est en cours mais les résultats actuels montrent qu’elles présentent des aires de répartition distinctes : en France, la Taupe d’Europe est présente au nord et à l’est de la Loire ; en revanche, l’aire de répartition actuellement connue de la Taupe d’Aquitaine se limite au sud et à l’ouest de la Loire. La cartographie actualisée de leur aire de répartition est en cours d’élaboration et n’a pas encore été publiée (Nicolas comm. pers.). Elle est également présente dans le nord de l’Espagne. Toutefois, comme l’espèce est de découverte récente, il est encore nécessaire d’élargir l’échantillonnage de terrain pour mieux cerner les limites de sa répartition. A priori, d’après les données du Muséum national d’Histoire naturelle, la vallée de la Loire constituait jusqu’ici une limite biogéographique entre ces deux espèces.
La Taupe d’Aquitaine peut se différencier sans ambiguïté de la Taupe d’Europe par certains caractères morphologiques (Palomo et al., 2016). Le plus évident concerne ses yeux, qui sont recouverts par une membrane et cachés par des paupières jointives (figure 2), alors que chez la Taupe d’Europe les paupières sont mobiles et les yeux nettement visibles.
1 Institut de systématique, évolution, biodiversité – CNRS, MNHN, UPMC, EPHE, Université de la Sorbonne.
2 Département de biologie animale et d’écologie, Faculté de Biosciences, Université autonome de Barcelone, E-08193 Bellaterra (Cerdanyola del Vallès), Barcelone, Espagne.
3 Le premier spécimen authentifié de Talpa caeca fut découvert en 1971, dans les Alpes-Maritimes (Grulich in Fayard, 1984).
Par ailleurs, chez l’adulte, la tête, le corps et les pattes postérieures sont de plus grande taille que chez l’espèce commune (T. europaea) et il existe également des critères distinctifs au niveau des molaires (Nicolas et al., 2017).
Fait troublant et qui mériterait une nouvelle vérification, la découverte inopinée de P. Holland en 1941 à Monestier-de- Clermont (38) d’un spécimen de taupe sans yeux apparents, nécessitant l’expertise d’un spécialiste et identifiée par le mammalogiste H. Heim de Balsac comme étant la Taupe aveugle (T. caeca) mais ramenée plus tard à une simple « variété locale » de la Taupe d’Europe (T. europaea) par G.H.W. Stein (Fayard, 1984)… Une investigation à « rebrousse- temps » mériterait d’être menée sur ce spécimen qui est forcément conservé dans une collection muséographique, une taupe peut en cacher une autre…
La Taupe d’Aquitaine en région Centre-Val de Loire
D’après les connaissances actuelles et les prélèvements en cours, la Taupe d’Aquitaine pourrait être présente en Touraine mais la donnée n’est pas confirmée. En revanche, trois spécimens découverts fin 2019 et en mars 2020 dans le val de Loire ont permis de mettre en évidence cette espèce au nord du fleuve, sur la commune de Bray-Saint-Aignan (45) (figure 3). Par la même occasion, la distribution de l’espèce vient donc de faire un grand bond et de franchir la limite de Loire. Cette découverte inattendue devrait inciter les naturalistes et les scientifiques de la faune sauvage à rechercher l’espèce partout en région Centre-Val de Loire.
Cette découverte vient ajouter une espèce supplémentaire à l’inventaire de la biodiversité régionale ; précisons que c’est un gain de connaissance mais qu’il ne s’agit pas d’une découverte effective d’une espèce nouvellement apparue. Il est fort probable que cette espèce de Talpidés, endémique franco-ibérique, est présente dans la région depuis très longtemps mais qu’elle est simplement passée inaperçue.
Chose étonnante, ces deux espèces, qui ont fait l’objet de captures, de manipulations et de préparations pour la taxidermie et la pelleterie pendant des décennies, n’ont pas été distinguées par la célèbre corporation des taupiers, les piégeurs ambulants, les taxidermistes des muséums ou les tanneurs… Une étude diachronique à partir des spécimens naturalisés et des crânes conservés dans les muséums d’Histoire naturelle serait du plus grand intérêt. Par ailleurs, il serait intéressant de savoir si les deux espèces présentes en région ont le même mode de vie, occupent les mêmes niches écologiques et sont sympatriques sur les marges de leur aire de distribution. En tout cas, il faut savoir qu’en France la taupe ne bénéficie d’aucun statut de protection ; quel sera celui réservé à la Taupe d’Aquitaine ?
Remerciements
Nous remercions Marie-des-Neiges de Bellefroid pour ses remarques critiques et sa participation aux localisations géographiques des données et Philippe GarGuil pour avoir recherché et reproduit pour la revue ses remarquables photographies de taupe en activité. Notre gratitude va également aux renards du Val de Loire qui ont abandonné leurs proies sur leurs lieux de capture…
René Rosoux (1) et Charles Lemarchand (2) / Recherches naturalistes, revue des passionnés de nature en région Centre-Val de Loire